Port des Barques

Port des Barques

vendredi 23 février 2018

Georges Perros, une vie et des mots ordinaires

  


         Une vie ordinaire

         On m'a bien dit que j'étais né
         mais de si drôle de façon
         je me méfie des gens qui m'aiment
         sans trop pouvoir faire autrement
         bref j'attends confirmation
         de cet évènement suspect
         rien ne m'ayant encor donné
         l'enviable sensation
         d'être tout à fait là sur terre
         plutôt que dépendant d'un ciel
         qui change souvent de chemise
         bien plus que moi.
                                       N'importe allons
         Je suis pour le discours humain
         Je suis pour la moitié de pain
         Le désespoir c'est de se taire
         Et si mon langage vous pèse
         quoique si léger si fuyant
         rien de plus facile à votre aise
         que de jeter ce livre au vent.

         in Une vie ordinaire, Poésie/ Gallimard, 2009, p.19

Georges Peros, ne se prétend pas poète, il s'adresse à son lecteur avec le plus grand naturel et le ton moqueur de celui qui refuse de se prendre au sérieux. Il lui fait des confidences comme à un ami, au fur et à mesure des évènements de sa vie.
Né à Paris, le 23 août 1923, en même temps qu'un frère jumeau, qui "mourut sans même avoir vécu", il restera fils unique, "rêvant d'une sœur qui eut été son bâton de jeunesse", écrit-il.
Laissons lui le soin de nous conter lui même l'histoire de sa vie, rédigée au long de ce recueil :

          Je suis né dans une mansarde
          d'où l'on entendait le matin
          des laitiers qui drelin drelin
          réveillaient les biberonneuses.

          in Une vie ordinaire, Poésie/ Gallimard, 2009, p.28

          Je devais mais beaucoup plus tard
          faire la connaissance émue
          des parents qui m'étaient échus.
         
          ibid, p.29

          À Belleville mon grand-père
          l'autre du côté paternel
          avait un atelier donnant
          sur le Paris d'alors fumant
          pas loin de la rue des Envierges
          de la rue Piat Vous connaissez ?
          C'était un quartier à bougnats
          à petits bistrots à gavroches
          on y parlait haut
          (...)
          Il est mort trop vite je pense
          que nous nous serions bien compris
          grâce à ce goût de la bohème
          qui saute une génération
          si j'en crois l'horreur qu'en avait
          mon père Cela fit beaucoup
          dans nos démêlés Je soutiens
          qu'on peut très bien vivre sans rien
          pourvu que le matin nous trouve
          prêt à reprendre l'aventure
          C'est quand on respire en arrière
          que le malheur creuse son trou.

          ibid ( extrait) p.p.32/33

          Très pauvres encor mes parents
          se privèrent pour m'acheter
          un piano droit meuble encombrant
          notre chambre était si petite
          (...)
          ibid p.34


La guerre venue, ses parents l'envoient à Rennes, pour le protéger d'éventuels bombardements, pas de chance, la ville est bombardée peu après, mais il survit. Contemporain de mon mari, il se trouve qu'ils étaient tous deux réfugiés en même temps dans Rennes et profitaient des cinémas comme du théâtre, à l'époque.

           J'allais alors tous les dimanches
           au Théâtre municipal
           tout seul et j'étais fasciné
           par les divettes et chanteurs
           d'opérettes franco-viennoises

           (...) ibid p.46

Fréquentation qui lui fait écrire, plus tard quand il fera du théâtre : "Je suis un homme de coulisses / J'aime me trouver entre deux."
"Quand j'ai voulu faire métier d'acteur", "je jouais sans aucun génie, tout incapable d'aller mordre
la queue des dieux ainsi que font ceux qui brûlent dit-on les planches".

De la même manière, sur le ton de la réflexion, il évoque dans ce recueil, Paris et tous ceux qu'il a fréquenté comme on rédige ses mémoires. Fusent soudain, fulgurantes, quelques lignes comme  celles-ci :

                                   C'est ainsi
            que le rire sous cape plie
            sous le comble de l'ironie
            Mais il faudrait que le tonnerre
            vienne à notre aide en ce moment
            pour laisser voix au hurlement
            où notre silence se terre.

            ibid p.p.54/55

            J'avance en âge mais vraiment
            je recule en toute autre chose
            et si l'enfance a pris du temps
            à trouver place en moi je pense
            voilà qui est fait et je suis
            devenu susceptible au point
            qu'on peut me faire pleurer rien
            qu'en me prenant la main Je traîne
            en moi ne sais quelle santé
            plus prompte que la maladie
            à me faire sentir la mort
            Tout m'émeut comme si j'allais
            disparaître dans le moment
            Ce n'est pas toujours amusant.

            ibid p.73

De son père, il dit : "cet homme rouge qui disait, dès que porte ouverte,  je suis  saoul ".

De Paris, il pense :

            (...)
            Paris c'est villes de province
            On y peut passer sa jeunesse
            dans trois rues qui se jouent du coude
            sans savoir qu'à deux pas de là
            le monde entier refait ses comptes

            ibid p.75

Du travail, il écrit:

             Rien ne me semble
             plus paresseux que le travail
             comme on l'entend dans nos pays
             de bureaux de banques

             ibid p.87

Et de la poésie, il témoigne encore ainsi, avec une intégrité émouvante, dans Une vie ordinaire


            Et si je fais un peu exprès
            d'écrire de près de trop près
            c'est qu'à des amis inconnus
            je les jette très loin de moi
            ces mots qui paraissent dit-on
            d'une banalité sans nom
            Mais il m'importe peu Je vois
            ce que je regarde Je sens
            ce que je sens et si j'aspire
            à plus d'existence je sais
            qu'un livre ou deux lus dans la nuit
            m'exalteront sans pour autant
            me donner cette nourriture
            dont ils décrètent l'importance
            en même temps que l'imposture
            C'est dans la rue que je rougis
            au feu du charbon quotidien
            Stupéfait de marcher d'en être
            de ce monde en faire partie
            quoique vraiment si peu de chose
            en instance de pourriture

            ibid p.119

Pas l'ombre d'une prétention à être reconnu mais un amour fou des mots, qui donneront sens et force à sa vie :

            Choses que je croyais perdues
            et qu'une eau nouvelle retrouve
            cailloux bloqués dans un ruisseau
            qui attendiez l'autre printemps
            pour reprendre l'âpre aventure
            je ne vous imaginais plus
            et vous me redonnez à vivre
            Que suis-je quand vous n'êtes pas ?

            ibid p.118

            Je suis culotté comme pipe
            Point par le tabac non mais par
            la solitude j'en connais
            tous les plaisirs toutes les affres
            pour avoir erré jour et nuit
            sur cette terre qui fait naître
            en nous si souvent de l'ennui
            alors que vivre est incroyable
            (...)
            ibid p.184

Retenons de Georges Perros ce "vivre est incroyable", qui loin de n'être qu'un "mot ordinaire", peut à lui seul illuminer nos pensées et dynamiser nos choix au cours de "l'âpre aventure" que reste la poésie .

Bibliographie :
  • Une vie ordinaire, Poésie/ Gallimard, 2009.
sur internet :





        

vendredi 16 février 2018

Christian Bobin je t'écris dans la lumière

 

            Il y a des îles de nuit
        dans le plein jour. Des îles
        pures, fraîches, silencieuses.
        Immédiates.

        L'amour seul sait les
        trouver.

        in Le Christ aux coquelicots, éditions Lettres vives, 2017, p.8

  Avec ces mots J'ai besoin de ta lumière  pour écrire, Christian Bobin  choisit de s'adresser à Dieu.
  Un Dieu qui a envahi sa vie. Il est possible cependant, à  qui ne partage pas sa foi, de croire
  simplement à la présence de ces îles de nuit dans le plein jour...alors que février reste ce mois
  laborieux, où la lumière radine nous est mesurée au compte-goutte alors que nos défenses
  sont au plus bas.
 
  La poésie est pour moi l'une de ces îles fabuleuses... Simple et profonde à la fois, celle de
  Christian Bobin va droit à l'essentiel.

            Nul plus que toi ne porte
         l'amour aussi haut, à cette
         blancheur tremblée au cœur
         de la flamme.

         ibid : p.19

             Tu es en moi comme un
         enfant qui joue seul, à l'écart,
         dont on croit qu'il ne fait
         rien quand sa rêverie démêle
         des milliers de fils d'or, de
         cheveux d'ange.

         ibid : p.26

              Tu viens quand plus personne
         ne peut nous consoler :
         tu enterres secrètement celui
         que nous aimons au fond de
         notre cœur – bien à l'abri du temps.

         ibid : p.49

               Entre ma vie et ma mort,
         une simple cloison de papier.
         Je t'entends marcher derrière.

         ibid : p.53

               Tu traverses ma vie
          comme un feu de forêt.

          ibid : p.28

                Je t'aime à en faire peur
           aux étoiles.

           ibid : p.9

Merci au poète de faire resplendir ce jour, par le seul éclat de sa parole et de sa foi.

Le dimanche 18 février, à 10h05 sur France 2, l'émission Le jour du Seigneur propose une rencontre avec Christian Bobin, à son domicile.

Bibliographie:
  • Le Christ aux coquelicots, Éditions Lettres vives, 2017.
sur internet: un bel article sur l'auteur de Jacques Décréau




   
 

vendredi 9 février 2018

Anna Akhmatova forgée de toutes piéces



                                1

                          La création

        Ça se passe ainsi : une sorte de langueur ;
        À mes oreilles les heures tintent sans cesse ;
        A loin un roulement de tonnerre s'apaise.
        J'entends comme la plainte et le gémissement
        Des voix inconnues, prisonnières ;
        Un cercle mystérieux se rétrécit,
        Mais de cet abîme qui murmure et résonne
        Monte un bruit qui domine tous les autres.
        Autour de lui, c'est un silence tel
        Que l'on entend pousser l'herbe dans la forêt,
        Sur la terre marcher le mal et sa besace...
        Mais voici que déjà des mots se font entendre,
        Et les signaux sonores des rimes légères ;
        Alors je commence à comprendre,
        Et les lignes qui me sont simplement dictées
        Se couchent sur mon cahier blanc comme la neige.

                                                                                                  5 novembre 1936

         in Anna Akhmatova, Poème sans héros et autres œuvres, traduit et présenté
         par Jeanne et Fernand Rude, éditions La Découverte, 1991, p.119


Je dois à l'épais tapis neigeux de ces derniers jours le plaisir de m'être replongée dans l'œuvre d'Anna Akhmatova et de vous la présenter.

Née en juin 1889 près d'Odessa, Anna écrit dès l'âge de 11ans, des vers "scandaleusement mauvais" dit-elle. À 17 ans, elle se choisit un pseudonyme : Akhmatova, "pour éviter de déshonorer son père en publiant ses vers" ! (Akhmat est le nom des derniers princes mongols.)
Elle suit des études de droit à Kiev puis s'installe à Saint Pétersbourg, en 1908 où elle poursuit des études littéraires et historiques et fréquente les poètes du moment.
En 1909, elle fonde avec les poètes Ossip Mandelstam et Nicolaï Goumiliev, L'Atelier des poètes.
Elle épousera Goumiliev l'année suivante et leur groupe prendra le nom d'Acméisme, du grec Akmé qui signifie "pointe, summum, instant précis".
Elle publie ses deux premiers recueils Le soir puis Le rosaire et voyage , à Paris et en Italie.
Sa vie d'artiste, plutôt mondaine, prend un tour tragique à la Révolution russe où les intellectuels sont mis à l'écart.
Après l'installation d'un régime totalitaire par Staline, elle se voit réduite au silence total pendant 18 ans.

Ses poèmes circuleront dès lors sous le manteau, elle les écrit, les dit à ses intimes, qui les apprennent par cœur, avant qu'elle ne les brûle. Ses amis dispersés se terrent ou sont passés à l'étranger.

Goumiliev, son premier mari, le père de son fils, sera fusillé, tandis que son ami poète Mandelstam, arrêté et déporté, mourra en camp de transit.
Son fils sera arrêté à trois reprises, au seul motif qu'il porte le nom de son père, et passera 20 ans de sa vie en camp et en relégation.
Elle se mariera trois fois, survivra à toutes ces épreuves et écrira Requiem après avoir attendu en vain, avec d'autres femmes, devant la porte de la redoutable prison de La Loubianka, à Moscou.
Elle partagera enfin , après 1917, un appartement communautaire sur le quai de la Fontanka, à Leningrad, lieu où elle décèdera le 5 mars 1966.

"Elle a vécu dans des conditions de censure très rigoureuses. Elle ne cachait pas sa foi – les icônes étaient toujours sur ses murs et elle allait à l'église orthodoxe régulièrement – sans s'afficher pour autant" nous dit Véronique Lossky dans son livre Chants de femmes, Anna Akhmatova et Marina Tsvétaeva, publié aux éditions Le Cri, en 1994.
L'auteur ajoute: "Akhmatova cherche à rapprocher la poésie des préoccupations humaines les plus communes et, pour le faire, prosaïse et rabaisse toujours son expérience poétique sans jamais la vulgariser".
Cela se révèlera une manière de " transcender la souffrance vécue," de passer à travers les mailles de
la censure et de favoriser "une identification de tous ses lecteurs avec son héroïne : son "je" devenant "elle", puis "nous", puis "vous"...

Ailleurs, dans l'introduction au Poème sans héros et autres œuvres, paru aux éditions La Découverte, en 1991, l'écrivain allemand, Hans Werner Richter, qui la vit à Catane, lors du prix littéraire Etna-Taormina, le 12 décembre 1964, la compare à une statue contre laquelle, depuis 1889, se brisaient les vagues du temps. (...) Elle était le symbole vivant, précise-t-il, de toute une époque, de la Russie depuis Nicolas II, en passant par Kerenski, Lénine, Staline, Khrouchtchev, jusqu'à Brejnev et
Kossyguine; toujours aussi inflexible et majestueuse à soixante- seize ans" .
Elle demeure pour moi le poète du sentiment et du dépassement. Voici ce qu'elle dit de sa propre vie :


                                 2

                        Les années dix

         Nulle enfance rose...
         Taches de rousseur, ours, boucles,
         Braves tantes, oncles terrifiants
         Et les amis parmi les pierres d'une rivière.
         J'étais à mes yeux quelque chose comme un songe,
         Un délire ou un reflet dans un miroir étranger,
         Sans nom, ni raison, ni chair.
         Déjà je connaissais la liste des crimes
         Que je devais commettre.
         Telle une somnambule
         Je suis entrée dans la vie et la vie me fit peur :
         Elle s'étendait devant moi comme le pré de Proserpine,
         Devant moi, gauche, orpheline,
         Des portes imprévues se sont ouvertes,
         Les gens sortaient et criaient :
         "Elle est venue, elle est elle-même venue !"
         Je les regardais stupéfaite
         Et pensais : "Ils sont fous !"
         Plus on me louait,
         Plus on m'admirait,
         Plus terrible ce m'était de vivre
         Et plus je voulais m'éveiller.
         Je savais que je me mettrais à pleurer encore et encore
         Dans cette prison, dans cette tombe, dans cette maison folle
         Où je dois passer avec une autre moi-même
         Mais la torture se prolongeait comme un bonheur.

                                                                     4 juillet 1955, Moscou

         in Élégies du Nord, Alidades Cazimi, 1989, p.15
        
 

                               7

                        La sentence

         Et le mot de pierre est tombé
         Sur ma poitrine encor vivante.
         Ce n'est rien, n'étais-je pas prête ?
         Bien ou mal, je m'en tirerai.

         Aujourd'hui j'ai beaucoup à faire :
         Il faut que je tue ma mémoire.
         Il faut que mon âme soit de pierre.
         Il faut apprendre à vivre de nouveau.

         Sinon...Le chaud murmure de l'été
         Célèbre sa fête à ma fenêtre.
         Je pressentais depuis longtemps
         Ce jour si pur et ma maison déserte.

                                                                           Maison sur la Fontanka, 22 juin 1939

         in Poème sans héros, Requiem, éditions La Découverte, 1991, p.183

Le Poème sans héros, commencé en 1940, n'est achevé qu'en 1962; il paraitra dans une traduction française chez Seghers en 1970 et en URSS, seulement à titre posthume.
À partir des années 1990, Anna Akhmatova sera largement traduite en français par divers éditeurs.

Je vous propose un choix de poèmes de périodes diverses, pour mieux vous faire une idée de sa
foi et de sa ténacité, ceux qui suivent figurent dans Chants de femmes de Véronique Lossky et s'adressent à Dieu :

        Au rendez-vous fixé je serai en retard
        Tu l'as fixé si haut !
        Je prendrai avec moi le printemps,
        Mes cheveux seront blancs.

        ..............................................

        Je t'ai aimé si haut : je me suis
        Ensevelie ! Dans les cieux !

                                                         1923

        in Chants de femmes, Le Cri édition, 1994, p.225


                         Le Saule

        J'ai grandi dans le silence
        De la nursery du siècle enfant,
        Je n'aimais pas la voix des hommes
        Mais je comprenais la voix du vent.
        J'aimais la barbane et l'ortie,
        Mais plus que tout j'aimais le saule d'argent

        Reconnaissant il a vécu
        Toute sa vie avec moi...
        Chose étrange ! je lui ai survécu,
        Il n'en reste qu'une souche.
        Les autres saules me parlent
        Avec des voix étrangères
        Sous notre ciel qui est le même,
        Et je me tais... Comme si le mort était mon frère.

                                                               1940
        ( traduction Jeanne Rude )

         ibid p.109



         J'accorde le pardon à tous,
         Et à la Résurrection du Christ je baise
         Au front celui qui m'a trahie,
         Et celui qui ne l'a pas fait aux lèvres

                                                               1946
         ibid p.221
.
Rendons aussi un hommage à la jeune femme qu'elle fut lors de son premier recueil, intitulé Le soir, avec ce poème paru dans une traduction de Sylvie Técouteuff, qui nous offre une délicate description de l'amour :

                         L'Amour

           Tantôt serpent qui s'enroule
           Contre le cœur qu'il ensorcelle,
           Tantôt colombe qui roucoule
           Durant des jours à la fenêtre.

           Il est là sur le givre clair,
           Là dans les giroflées tranquilles...
           Mais secret et sûr, nous entraîne
           Loin de la paix, loin du repos.

           Il sait si doucement pleurer
           Quand implore un violon plaintif,
           Lui que l'on pressent, affolé,
           Dans le mystère d'un sourire.

                                                        1911



            in Chants de femmes Le Cri édition, par Véronique Lossky 1994, p.127

Aux heures difficiles, nous ferons résonner en nous  la voix virulente de celle qui fit face à tant d'épreuves, sans flancher :

                          8

             Tu m'as forgée de toutes pièces. Une telle chose au monde non
             Une telle chose au monde ne peut exister.
             Ni médecin pour guérir, ni poète pour apaiser,
             L'ombre de ton spectre alarme et le jour et la nuit.
             Nous nous sommes rencontrés une année incroyable,
             Les forces du monde étaient déjà épuisées,
             Tout se revêtait de deuil, tout s'abîmait d'infortune,
             Seules les tombes respiraient la fraîcheur.
             Sans les lanternes, noir comme jais le flot de la Néva,
             Une nuit morte autour d'un mur...
             C'était ainsi quand ma voix t'appelait !
             Ce que je faisais – moi-même alors ne le comprenais pas.
             Et tu vins à moi comme une étoile connue,
             Tu avançais par un automne tragique
             Dans cette maison pour toujours saccagée
             D'où un vol de poèmes brûlés m'a ravie.

             in Élégies du Nord, Alidades & Cazimi, 1989, p.87


 
 Et tous nos amis poètes, retiendrons précieusement les vers qui suivent :

             Notre saint travail vit mille ans...
             Grâce à lui, sans lumière, il fait jour au monde.
             Aucun poète ne l'a dit encor :
             Il n'y a ni sagesse ni vieillesse
             Et peut-être pas de mort.

                                                          25 juin 1944, Lénigrad

             in Élégies du nord et autres poèmes, éditions Alidades Cazimi, 1989, p.47

Bibliographie :
  • Anna Akhmatova, Poème sans héros et autres œuvres, La Découverte, 1991
  • Élégies du Nord et autres poèmes, Alidades Cazimi, 1989
  • Chants de femmes, Anna Akhmatova et Marina Tsvétaeva, de Véronique Lossky, éditions Le Cri, 1991 



         



        

vendredi 2 février 2018

Ivan Akhmetiev à tous ceux qui me lisent


         ce qui me distingue
         de beaucoup d'autres auteurs
         c'est que je connais personnellement
         tous ceux qui me lisent

         in rien qu'une collision de mots, éditions érès, 2018

   L'humour d'emblée vous accueille dans ce petit livre minimaliste traduit du russe
   par Christine Zeytounian-Beloüs.
   Devant des gens qui me sont étrangers/ je ne peux parler/ ni vivre
   précise l'auteur.
   Ce recueil est prétexte à pointer du doigt, pour mieux en rire, l'indifférence du monde actuel :
         
          je vis dans la perplexité
          pourquoi personne ne m'aime ?

          personne ne m'aime
          tout le monde manque de temps

          ibid

          bientôt on démontrera
          que la compassion
          et le dégoût
          c'est la même chose



          je possède
          près d'une centaine de crochets
          pour m'agripper à la vie

          et certains ne se fixent jamais
          au bon endroit

          ibid

   Voici ce que nous apprend à propos du poète la post-face de ce recueil :

   "L'auteur naît à Moscou en 1950, et écrit dès l'adolescence. Après des études de physique, il
   travaille brièvement dans un institut de recherches avant de tout abandonner pour se consacrer
   à la littérature en autodidacte. Il fréquente alors les milieux dissidents et subvient à ses besoins
   en devenant tour à tour boulanger, pompier chargé de la protection anti-incendie au musée
   Kouskovo, gardien, concierge et chauffagiste".
   Sa participation en 1978 à une manifestation en faveur des droits de l'homme lui vaut un
   internement psychiatrique forcé en 1979. Il trouve un emploi de bibliothécaire en 1984.
   Après la perestroïka, il exerce des activités de traducteur et de rédacteur et s'emploie par la suite à 
   publier la littérature clandestine de la période soviétique. Travail qui lui vaudra de recevoir pour
   son œuvre de découvreur et d'anthologiste en 2013 le Prix Andreï Biely "pour services rendus à la
   littérature russe".

   L'auteur quant à lui poursuit sur le même ton ironique avec ce poème qui a donné son titre au
   recueil :

         l'hiver on ne voit pas la différence
         entre les arbres morts
         et les arbres vivants


         n'ayez pas peur
         ce n'est rien
         qu'une collision de mots

         ibid

     Voilà qui rassure au moins tous ceux qui souffrent de la grisaille de l'hiver ! À ceux qui se
      plaignent que rien ne va plus, que le monde est sans dessus dessous, il lance :

         pour que les mœurs deviennent victoriennes
         les vertus romaines
         les âmes chrétiennes
         les corps spartiates
         les institutions démocratiques
         et les priorités éthiques


         vous tous
         n'êtes bons
         qu'à maintenir tant bien que mal
         le statu quo

         pour que ça aille mieux
         il faut de l'imagination

         ibid

         bien sûr
         qu'il y a forcément
         une issue

         mais c'est fatigant
         de toujours
         la chercher


  
         lisez

         mais ne soyez pas jaloux

         ibid

         tant que le peuple l'ignore
         le poète n'existe pas

        
         quand les gens le connaissent
         le poète n'existe plus

         ibid

         je pense
         à ce qu'un autre
         penserait à ma place


         bien sûr
         que je suis mécontent de moi
         mais pas seulement
         de moi

         ibid

   À nous de tirer profit de ces pensées, fruit d'une vie, qui a connu son lot de difficultés sans jamais
   se taire ni renoncer. La conclusion, empreinte d'autant d'humilité que de fierté, tombe
   encore de la plume du poète, qui semble s'adresser au plus intime de chacun de nous :

         mes poèmes
         sont tout simples

         j'en ai déjà
         écrit beaucoup

         ibid


         peu importe
         ce que c'était
         l'important
         c'est que c'était


         l'histoire nous jugera
         s'il y a encore une histoire

Bibliographie :

  • Ivan Akhmetiev, rien qu'une collision de mots, traduit du russe par Christine Zeytounian-Beloüs, aux éditions éres, 2018
sur internet :