Port des Barques

Port des Barques

vendredi 9 juin 2017

Gustave Roud je suis parce que j'accepte le monde




         Je pose un pas toujours plus lent dans le sentier des signes
         qu'un seul froissement de feuilles effarouche. J'apprivoise
         les plus furtives présences. Je ne parle plus, je n'interroge plus,
         j'écoute. Qui connaît sa vraie voix ? Si pure jaillisse-t-elle,
         un arrière-écho de sang sourdement la charge de menace.
         C'est l'homme de silence que les bêtes séparent seul de la peur.
         Hier une douce biche blessée a pris refuge tout près de moi,
         si calme que les chiens des bourreaux hurlaient en vain loin
         de ses traces perdues. Les oiseaux du matin tissent et trouent
         à coups de bec une mince toile de musique. Un roitelet me
         suit de branche en branche à hauteur d'épaule. J'avance dans
         la paix. Qu'importe si la prison du temps sur moi s'est refermée ?
         Je sais que tu ne m'appelleras plus. Mais tu as choisis tes messagers.
         L'oiseau perdu, la plus tremblante étoile, le papillon des âmes,
         neige et nuit, qui essaime aux vieux saules, tout m'est présence,
         appel; tout signifie. Ces heures qui se fanent une à une derrière
         moi comme les bouquets jetés par les enfants dans la poussière,
         je sais qu'elles fleurissent ensemble au jardin sans limites où tu
         te penches pour toujours. La houle des saisons confondues y
         verse à tes pieds comme une vague le froment, la rose, la neige
         pure. Un Jour fait de mille jours se colore et chatoie au seul
         battement de ta mémoire. Tu sais enfin.

             L'ineffable. Et pourtant, l'âme sans défense ouverte au plus
         faible cri, j'attends encore.

         in Adieu / Requiem, éditions Mini Zoé, 1997, p.p.25/26

Le poète Gustave Roud ( 1897-1976)  naît en Suisse dans une ferme proche de Saint-Légier.
Au décès de son grand-père maternel, il s'installe avec sa famille dans la grande ferme de ce dernier, située à Carrouge, dans le canton de Vaud.
Après sa scolarité, il fait des études de lettres mais renonce à l'enseignement et passe le reste de sa vie dans ce lieu familial, se consacrant à l'écriture poétique et à la traduction et collaborant à plusieurs revues de la Suisse romande.
Je dois cette découverte à Philippe Jaccottet, qui le présente comme un modèle d'effacement et d'humilité.

Gustave Roux n'a cessé de célébrer, avec textes et photos la nature, – ainsi évoque-t-il "l'infinie fidélité des oiseaux... un seul merle dans la haie encore nue effaçait l'hiver"... De ces instants qu'il pressent précieux, il dit encore: "je n'ai pas su tout de suite vous entendre : nul ne le peut sans avoir vu se décanter lentement sa tristesse." Ah! que peut un petit oiseau contre la vieille surdité des hommes?

Il décrit de la même façon les moissons, le quotidien d'une vie rurale, la puissance des corps rompus aux travaux des champs et la beauté des gestes traditionnels. On retrouve étonnamment, telle une signature, dans ces clichés en noir et blanc, sa propre ombre visible au sol de l'image.

         Que c'est beau, ce matin des moissons qui commencent ! À peine prise, la route grise et rose
         entre les files de poiriers luisants se peuple de faucheurs. L'un chante, l'autre siffle, sa profonde
         poitrine nue traversée par l'ombre de la faux. Ils passent avec des rires et mon adieu dans ce
         buisson d'hommes dorés fait jaillir comme un vol d'oiseaux leurs saluts sonores.

        (extrait)
         in Hommage, éditions de la Triplette infernale, 1997



Photo d'Olivier prise par Gustave Roud, vers 1935
figurant dans Une solitude dans les Saisons.
 
  
         Au réveil c'est juin parmi les hommes et les fleurs non du jardin fabuleux,
         mais celles de toujours contre vos mains comme une caresse : la sauge,
         le sainfoin rose sans parfum, et cette graminée pareille à une grappe de
         petits cœurs suspendus qui tremblent. Ce bruit monotone et bref qui fait
         penser à une blessure, à un soupir, et tranche votre sommeil avec l'herbe
         dans une odeur de sève, c'est celui de la faux, hélas ! L'homme est tout
         proche, le soleil à l'épaule, tête nue, et balance à chaque pas deux forts
         bras fauves plus purs que le matin. Il ne dit rien, il siffle de temps en
         temps un petit air. Il y a, collés au cuir de ses souliers rougi par la rosée,
         des pétales de fleurs mortes.

         (extrait) de Halte en juin
        
         in Gustave Roud, Une solitude  dans les saisons, par Gérard Titus-Carmel   
         éditions  Jeanmichelplace, 2005, p.73

"Toutefois, du plus loin où le silence le retient, Gustave Roux ne désespère pas d'une rencontre, d'une présence venue comme un évènement qui, sans troubler son retrait, en attiédirait la rigueur," écrit Gérard Titus-Carmel dans sa présentation du poète. 

           Sépare-toi de ton double endormi, quitte la chambre du Temps,
           le seuil débouche dans une perle! Nacre et nuit, l'espace gris et rose
           s'irise et tremble au seul battement de ton désir. L'espace devient
           couleur de ta pensée. Tu peux choisir. L'aube? Le ciel miroite aussitôt
           comme un ventre de truite. La nuit d'août? Ce grésillement d'étoiles
           tout à coup sur le lac d'odeurs où fermente le vin des roses mortes.
           Décembre, si tu veux... La fontaine, sa voix d'été perdue, coule
           sans mot dire sous les glaçons, louche rappel des grelottants réveils
           d'adolescence. Tu peux marcher dans l'herbe, dans la neige, cueillir
           une fleur, une pomme au jeune pommier Lebel, mâcher le miel des
           premières violettes en chassant d'un claquement de mains le corbeau
           d'octobre noix au bec à travers l'essaim des feuilles jaunes. Tu désires
           l'orage – et l'éclair fend d'un fil de feu la suie et l'argent des nues.
           L'étendue n'est qu'un chatoiement du possible autour de tes mains et
           de tes lèvres. Murmure pluie! et les molles flèches de l'averse ruisselleront
           à tes bras nus. Ta main debout – le soleil flambe aux croupes fumantes
           des collines...
           Tu es le maître de l'espace et le Temps n'est plus pour nous deux qu'un
           présent inépuisé.

           (extrait)
           ibid  Gustave Roud, Une solitude dans les saisons, Campagne perdue, Mirage
           d'hiver, p.p.114

Tour à tour sensuelles et poétiques, ces pages sont dédiées à l'un ou l'autre de ses amis paysans, René, Olivier, ou comme ici, sous la forme d'un poème, à Fernand :

           Pour un moissonneur
                                                   à Fernand Cherpillod

           Bain d'un faucheur

           Un dimanche sans faux comblé de cloches pures
           Ouvre à ton corps brûlé la gorge de fraîcheur
           Fumante, fleuve d'air aux mouvantes verdures
           Où tu descends, battu de branches et d'odeurs.

           Ce tumulte de lait dans la pierre profonde
           De quel bouillonnement va-t-il enfin briser
           L'âpre bond de ta chair ravie au linge immonde
           Vers une étreinte d'eau plus dure qu'un baiser !

           Là-haut sous le soleil, au flanc des franges d'ombre,
           Lèvres béantes, lourds de ton noir alcool,
           Sommeil ! les moissonneurs te livrent leurs bras sombres
           Et gisent à jamais crucifiés au sol.

           Paix à ce lent troupeau de forces dénouées !
           Qu'il goûte son repos sous l'aile des vergers !
           Mais la dérision de ces faces trouées,
           Cet amoncellement de brebis sans berger,

           Cette acceptation d'esclaves, tu les nies,
           Ô corps agenouillé sur le sable de sel
           Dans le frémissement des feuilles infinies
           Et les tonnants éclats du fleuve temporel !

           Tu n'es plus le faucheur qui rêve de rosées
           En regardant saigner le sang des poings mordus
           Par la paille et l'épi des gerbes embrasées...
           Retrouve sans frisson ton empire perdu !

           Quel suspens, quelle attente attiraient ta venue !
           Quel chœur mélodieux de l'azur et des eaux
           Jette comme une offrande à ton épaule nue
           Des averses de ciel, des orages d'oiseaux,

           Des cris de fleurs, des éclairs d'écume, et ce baume
           Que les troncs déchirés pleuvent dans la forêt !
           Délivre ta chair fauve au cœur de ton royaume !
           Laisse adorer ton sang tout un peuple secret !

           Et quand tu surgiras de ces noces étranges
           Où la vague devient l'épouse et le tombeau,
           Donne au soleil sa suprême vendange !
           Qu'il boive ce regard ! Qu'il brûle cette peau

            Pacifiée, ô frère, et pose à ta poitrine,
            Comme un oiseau perdu pris au miel du crin d'or,
            Comme un oiseau jailli du piège des collines,
            Sa douce main de feu qui désarme la mort.

            ibid  Gustave Roud, Une solitude dans les saisons,  Adieu p.p.65/66/67

 
Toute l'œuvre célèbre dans un décor idyllique la belle nature et les gestes ancestraux des travailleurs des champs et vient combler une poignante solitude :
 
               (Non, ce n'est pas la demeure d'ici désemparée, fléchissant sous sa chape
            de solitude, c'est l'autre qui nous attend, l'autre. O maison natale ! Comme
            une tache de neige la nuit, ses murs luisent doucement derrière un réseau
            de ramures et d'années, au fond du temps, parmi les vertigineuses prairies
            de l'enfance. Si vastes que nulle voix n'aurait pu rejoindre les faucheurs
            sur la frange du domaine quand, midi proche et toute rosée bue, même sous
            le dôme des vergers, ils tendaient l'oreille, impatients d'une table mise, avec
            la soupe et les gras quartiers de lard gris et rose. Mais quelqu'un au loin les
            hélait enfin à pleine corne et l'invite roulait longuement par l'étendue comme
            une sourde chaîne de sons sans écho.
                Contre le mur d'ici, pendue au cordon de laine, cette creuse corne veinée
            et lisse, une tache de lumière à l'embouchoir, cent fois je l'ai saisie, mise
            aux lèvres, retirée. Ses appels jadis traversaient l'espace; aujourd'hui c'est le
            temps encore impur qu'ils devraient vaincre. On ne triche pas avec lui. La
            ranimer avec mon souffle ? Éveiller à demi les anciens porteurs de faux ?
            Quel trouble, quelles terreurs saisiraient ces ombres presque aveugles,
            perdues loin du sentier parmi les hautes graminées ou prises encore jusqu'au
            genou dans une flaque de néant !
                 O mère, garde-moi de ce jeu cruel, que je puisse un jour franchir le seuil
            sans fraude.)

            in Adieu / Requiem, chap. III,  Mini Zoe, 1997, p.p.39/40
 
Cette voix très particulière ne peut qu'élargir l'horizon des citadins que nous sommes, en les conviant au dépassement et à la tolérance.

Ainsi préparons-nous à nos rencontres estivales en gardant en tête ce texte, écrit en 1941, en hommage à son compatriote et confrère Ramuz :
 
               Je suis, parce que j'accepte le monde. J'accepte ma différence, qui est de vivre toute vie,
             – alors que chacun vit la sienne seulement. Je ne suis pas un témoin qui juge et compare,
             le cœur vide et les yeux secs. Je participe. Et il n'y a qu'un moyen d'y atteindre : l'amour.
             Rien ne se donne à qui ne s'est donné. Comprenez-moi. Saisissez enfin le sens de ma quête
             infinie ! Questionné sans amour, l'univers entier, fût-il mis à la torture, ne peut que se taire
             ou mentir. J'interroge le lac, j'interroge les montagnes, et chaque jour leur réponse est
             différente et plus belle. J'interroge les hommes, je les considère tour à tour. Aucun ne m'est
             fermé. Je suis seul, – et ma solitude est peuplée des passions que j'assume, riche d'une  
             inépuisable tendresse. Et voici naître de mon sang les mystérieuses créatures qui se mêlent
             aux autres hommes, vivant d'une autre vie, – la même.
               Un roc est un roc et ne peut devenir un nuage, le nuage ne peut devenir une montagne.
             Mais le lac devient roc, devient nue, devient colline, devient soleil. Il accueille toutes choses,
             parce qu'il aime. Il est tout.
                Comprenez-moi. Comprenez que toute l'opération de mon amour est de faire naître, loin
             des orages temporels, phrase à phrase, l'immense nappe nue où tout un pays penché va
             reconnaître son visage.
 
             in Hommage, Toute puissance de la poésie, édition de la Triplette infernale, 1997.
 
Bibliographie:
  • Gustave Roud, Adieu / Requiem, éditions Mini Zoé, 1997
  • Gustave Roud, Hommage, Toute puissance de la poésie, éditions de la Triplette infernale 1997
  • Gustave Roud, Une solitude dans les saisons, Jean michel place/ poésie 2005
sur internet:




 

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