Port des Barques

Port des Barques

vendredi 24 mars 2017

Salah Al Hamdani, la mémoire qui redoute l'oubli



         Mouvement

         Dans le miroir suspendu par ses cils
         seul
         l'arbre reste essoufflé après la pluie

         Avec quiétude, ma fille présente ses paumes
         au visage de l'eau
         tandis que
         sereine
         la lune oubliée flotte à la surface du fleuve

         in Le Balayeur du désert, Éditions Bruno Doucey 2010, p.18

         Toujours belle

         Ce sont tes yeux
         qui m'ont poussé à grandir
         dans les villes de l'exil
         là où naissent les lunes en secret
         loin du regard des assassins

         Aux quatre vents j'ai laissé filer l'écriture

         Insurgé aujourd'hui
         pour défendre la vie
         sans folie
         j'écris sur la porte des tombes
         dont les cendres gardent les secrets

         L'obscurité devient le temple de mon salut
         entre "être" et "ne pas être"
         mon appel au secours
         se noie dans l'infini

         ibid p.19


Né à Bagdad, en Irak, en 1951, Salah Al Hamdani a dû fuir son pays pour échapper aux geôles de Saddam Hussein et vit à Paris, depuis 1975.

Enfant,  il fréquente peu l'école. Ouvrier dès l'âge de 7 ans, il s'engage à 17 ans dans l'armée irakienne pour subvenir aux besoins de sa famille. Il apprend l'arabe moderne et découvre la poésie en même temps que la torture, lorsqu'il est jeté en prison, lieu, où il se met à écrire.
Une fois dehors, mais radié de l'armée, il ne lui reste plus qu'à fuir le régime pour échapper à une mort certaine.
Il choisit la France, pays d'Albert Camus, écrivain qu'il a découvert au cours de ses lectures dans les cafés de Bagdad. Il arrive en France, en 1975, ne parlant et ne lisant que l'arabe.

Quatre ans plus tard, enrôlé dans la troupe du Théâtre de Chaillot, il joue le rôle d'Enkidou, personnage principal de l'épopée de Gilgamesh.

Il se met par la suite à l'écriture. Un dicton irakien dit bien: "si on lance une sandale en l'air, elle retombera sur la tête d'un poète". Salah en a reçu plusieurs, car il est aujourd'hui l'auteur d'une trentaine de livres, récits, nouvelles et recueils poétiques.
Ses qualités humaines, son ouverture à l'autre, sa générosité de cœur, sa solidarité au quotidien avec tous les exilés sont elles aussi proverbiales et méritent d'être soulignées.

En juillet 2010, lors du Festival de Poésie de Sète, Salah Al Hamdani et Ronny Someck se rencontrent et échangent une poignée de main.
L'un est arabe et l'autre juif. Ils sont tous deux nés à Bagdad, la même année et leurs mères respectives parlent encore le bagdadien.
L'un comme l'autre ont connu l'exil. Ronny Someck, encore très jeune enfant, avec toute sa famille et sa communauté a dû fuir l'Irak, chassés parce que juifs. Il vit depuis en Israël.

Salah éprouve lors de cette rencontre à Sète et selon ses propres mots, "le devoir de réparer quelque chose en lui-même". L'idée lui vient de faire un livre ensemble. "J'ai voulu à mort écrire ce livre" dit-il dans Le retour à Bagdad.
Il propose alors à Ronny de rédiger avec lui ce qui deviendra, Bagdad Jérusalem, à la lisière de l'incendie, Bruno Doucey, présent, s'offre à en être l'éditeur.
Deux voix, deux langues et deux écritures différentes attestent de la culture de chacun. L'ensemble est traduit en français. Bagdad Jérusalem, à la lisière de l'incendie parait, en 2012, aux éditions Bruno Doucey. Salah et Ronny le cosignent, à Sète, lors du Festival de poésie 2012.

Le livre se veut un témoignage d'humanité et de paix entre deux hommes, que tout devait séparer. En voici un exemple, avec un poème de l'un puis de l'autre :

         Soucis imprévus

         Me voilà tout près de la palissade
         vaincu
         avec mes cicatrices
         et mes vieilles affaires

         Me voilà qui reviens vers toi
         en soldat qui n'aurait pas fait la guerre

         Alors ne me demande pas
         le nom de ceux qui sont tombés à la bataille
         Ne me demande pas non plus
         comment j'ai parcouru le chemin
         jusqu'à ta demeure

         Sache seulement
         que je n'ai pas égaré le soleil
         mais que des crapules
         me l'ont volé

        Salah AL Hamdani in Bagdad Jérusalem, éditions Bruno Doucey, 2012, p.19

        Bagdad, février 91

        Dans les rues bombardées on poussait ma voiture d'enfant.
        Les jeunes filles de Babylone pinçaient mes joues, éventaient les palmes
        au-dessus de ma tête blonde.
        Ce qui est resté depuis a bien noirci,
        comme Bagdad,
        comme le landau sorti des abris
        dans l'attente d'une nouvelle guerre.
        Ô Tigre, Ô Euphrate serpents d'agrément sur la première carte de ma vie,
        vous avez mué en vipères!

        Ronny Someck, in Bagdad Jérusalem, éditions Bruno Doucey, 2012, p.51


Son vrai "retour à Bagdad", Salah l'a vécu précédemment, au printemps 2004. Son livre Le retour à Bagdad, paru en 2006, en témoigne : "J'avais peur, je craignais tant, après une si longue absence, cette rencontre avec les miens".

 Parti seul, il affronte et surmonte tous les risques d'un voyage incognito et une fois rendu sur place, il est comme écartelé de l'intérieur par des sentiments divers, jusqu'à en perdre le sommeil.

         Cette maison n'est pas la mienne
         Cette rue, je ne la connais pas
         Mais les nuits sont comme celles d'autrefois
         Et les étoiles assises qui gardent la ville
         Attendent dans le vide
         Comme des chiens sans maître...

         La porte entrouverte
         La silhouette de ma mère
         En dépit de l'âge
         Courbée à l'aube, à l'heure de la prière
         Perdue dans la vaisselle
         Les boites d'olives
         Les tickets de rationnement
         Les grands sacs de pois chiches
         La poussière et la guerre

         Quant à moi, l'oiseau sur le départ
         La nostalgie ramasse mon âme
         Comme le gibier d'un tortionnaire
         Telle la panthère
         Je tiens ma chair entre mes dents
         J'en suis encore à me dompter moi-même
         Pour un nouvel exil
         Et cette insomnie causée par l'absence de ceux que j'aime
         Me permet de ne pas tomber
         dans le piège des tyrans.
         Ma mère prie
         Pour une place au paradis imaginaire
         Alors que le muezzin n'a pas de profession
         Tout comme les prophètes
         Le jour
         La guerre
         La patrie
         Les assassins et leurs dieux
         Qui eux non plus n'ont pas de profession

         Reste mon père, sans travail
         Seul
         Avec sa tombe...
                                                            Bagdad - Paris
                                                           Avril 2004

         in Le retour à Bagdad, Les points sur les i éditions, 2006, p.p.101/102

Les textes et poèmes, qui évoquent ses retrouvailles avec sa mère, ses frères et sœurs et tous ceux qui l'ont connu autrefois, sont bouleversants et en disent long sur les déchirements de l'exil et la culpabilité de celui, qui se sait en outre, voué à repartir.
Par leur qualité et leur humanité, ils offrent un émouvant témoignage d'une vie d'exilé.


          Un matin je fus réveillé par du bruit. Des gens
         entraient chez ma mère. J'entendis leurs propos
         par bribes, par vagues entrecoupées. Ils se
         saluèrent à haute voix, puis chuchotèrent dès qu'ils
         prononcèrent mon nom. Alors ils sanglotèrent. En
         alerte, j'attendis la suite de leurs paroles étouffées
         au chevet de l'insomnie de mes jours.

               Certains d'entre eux avaient préparé des plats
        pour moi dès le premier chant du coq. Je compris
        qu'ils avaient traversé la ville malgré le danger, en
        portant des marmites encombrantes sur leur tête.
        Je m'assis dans mon lit et je regardai ému le ciel de
        l'Irak à travers une fenêtre protégée de barreaux.
        Je me levai, empêtré dans la confusion de mes
        sentiments, avec l'envie impérieuse d'écrire
        quelque chose au sujet de leur générosité.

        in Le retour à Bagdad, les points sur les i éditions 2006, p.98

       
            
         Seul le vieux tapis fleurissait le sol

         La maison avait changé d'adresse
         ma photo avait changé de place
         la table avait été pliée derrière la porte
         la chaise de mon père, aussi,
         seul le vieux tapis fleurissait le sol

         Je t'ai trouvée enfin
         dans un jardin nu
         avec ton grand châle noir
         l'esprit en dérive
         enfilée dans tes prières
         l'âge cousu sur le visage

         J'ai cru serrer un palmier agonisant
         Puis dans mes bras
         j'ai reconnu ma mère.

                                                           Bagdad, 2 avril 2004


Le poème précédent est paru dans Bagdad mon amour, aux éditions Le temps des Cerises, en 2014. Il est dit par Salah, accompagné à la guitare par Arnaud Delpoux, le 1er octobre 2015, à la Comédie Nation à Paris. Un disque du même nom paraît à cette occasion.


         Présence brumeuse

         Que faire de ce corps face à l'absence des autres?
         Comment mûrir si le dénuement de l'enfance ne vous sacrifie pas?
         Seul mon père connaissait la réponse
         mais il est mort avant mon retour
         Reste ma mère
         habituée à l'absence
         qui se lève sans cesse et s'efforce de tenir sur une jambe
         comme un flamant dans un mirage

         in Le balayeur du désert, éditions Bruno Doucey 2010, p.31

 Cette image de la mère, âgée et fatiguée, qui cependant veille sans cesse au bien-être des siens sur une jambe comme un flamant dans un mirage, est une trouvaille fulgurante, source d'intense émotion.

            Par la fenêtre de l'étranger

         La fenêtre est ouverte et la prairie semble rétrécie dans ce miroir
         sur le mur. Taches de soleil sur des serviettes couleur de grenade.
         Récipients dorés où frémit l'air parfumé des tiges tubéreuses et
         fraîches. La douce lumière déshabille tes deux seins alors que j'atteins
         l'âge de comprendre que mon printemps a été pauvre.

         Au retour rien ne m'invite à m'asseoir au seuil de ma jeunesse, face à
         la jeune Kurde de notre quartier, la même qui accusait à haute voix
         un nuage de salir sa robe étendue sur le fil à linge de la terrasse d'une
         maison frappée par l'incendie.

         Oui c'est exact. si les blessures de l'enfance sont enterrées, elles ne
         cicatriseront jamais.

         in Bagdad Jérusalem, à la lisière de l'incendie, éditions Bruno Doucey 2012, p.31

Par delà les regrets, les désillusions ou la sourde culpabilité de celui qui a fuit, bon an mal an,  la vie de Salah s'est enracinée en France auprès sa compagne et rayonne doucement de l'amour, qui les lie.
Une première petite fille s'annonce, vertige d'une naissance, qui, après quarante d'exil, va faire de lui un grand-père.
De la vallée de l'âge, c'est à cette promesse de vie qu'il adresse un hymne fervent, dans son recueil Je te rêve, paru en 2015 chez Pippa et illustré par Sylvain Boisel .

         Je te rêve au présent
         pour que tu arraches ma voix
         brisée par le sortilège
         prospérité des hurlements inarticulés
         révolte qui a trouvé refuge en moi

         (...)

         Je te rêve d'un temps qui rampe dans mon sang
         dévalant la forêt des jours
         là où les hommes s'épuisent à rêver du bonheur
         sur la crête d'une vague délavée


         Je te rêve, toi grandie
         mon univers en cage
         et ma mère endormie dans l'herbe brûlée


         Tu ouvriras nos ombres mystère
         aux rêves pâles et lents
         givre aux lèvres du songe
         une bouche brisée dans l'écho de ton rire
         Mes mots et ta voix resteront ainsi
         battant le rivage d'un désir

  
         Je te rêve horizon
         tiédeur dans un mouchoir
         brodé de joie


        Mais d'où vient le poème
        le manoir du souffle ?

        (...)
       
        in Je te rêve, avec des illustrations de Sylvain Boisel, éditions Pippa, 2015, p.p.32/ 48/50/52

Le poème, ce miracle, naît toujours du creuset de nos vies, de l'espoir chevillé au corps et de l'éclat fugace, qui transfigure nos visages au contact de l'autre.
        

       
Bibliographie :
  • Le retour à Bagdad, les points sur les i éditions 2006
  • Le balayeur du désert, Éditions Bruno Doucey 2010
  • Bagdad Jérusalem, à la lisière de l'incendie, Éditions Bruno Doucey, 2012
  • Bagdad mon amour, Le Temps des cerises 2014
  • Je te rêve, éditions Pippa, 2015
un disque :
  •  Bagdad mon amour, textes dits par l'auteur accompagné à la guitare par Arnaud Delpoux

sur internet :

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire