Port des Barques

Port des Barques

vendredi 3 novembre 2017

Jeanne Benameur comment traverser la mer


         Chaque chose était nouvelle

         et pour la première fois
         nos mères portaient au front
         un souci qui n'était pas le nôtre

         in La géographie absente, éditions Bruno Doucey, 2017, p.23

Jeanne Benameur est née en 1952 d'un père arabe et d'une mère italienne, à Ain M'Lila, en Algérie, pays qu'elle quittera l'année de ses cinq ans. Elle évoque dans L'enfant qui, livre paru en 2017 chez Actes Sud, ces moments où l'enfance apprend le souci de la vie qui se perd .
Poète, romancière et professeur de Lettres à La Rochelle jusqu'en 2001. Je présenterai ici le poète.

         Aujourd'hui nous faisons revenir dans
         notre bouche les sons que nos mères
         gardaient au secret de leurs palais

         la langue ancienne
         vient rythmer notre souffle

         nous découvrons
         que rien n'est oublié

         au fond de nous
         la langue sauvage de nos mères
         la seule grammaire
         des corps
         vivants.

         ibid p.55

Cet arrachement à l'Algérie, sa terre natale, nous vaut des pages émouvantes :
        
         nos mères
         ont disparu sans bruit
         légères
         de tout ce que déjà elles ne possédaient
         plus

         farine et cendre.

         ibid p.49

         Depuis
         nos exils se sont renouvelés
         comme les vagues
         chaque fois plus gonflés
         de houle et de mémoire

         comme les vagues d'ici
         nos exils ont gardé
         une lumière intense
         retenue
         vibrante

         entre fond d'océan
         et acier des nuages.

         ibid p.45

Jeanne Benameur se demande comment trouver la forme de ce qui n'a plus la limite familière alors même que nous étions pauvres de pays et que nous ne savions pas voyager ?
Les mains de nos mères avaient glissé sur la poignée des portes, elles avaient fermé à clef ce qu'elles n'ouvriraient plus.
Comment traverser la mer et après l'avoir traversée comment retrouver les mots très loin sur l'autre terre? L'écriture  par bonheur lui ouvre la voie. 

          dans la langue de nos mères
          nous pouvons nous asseoir à la table de
          la cuisine et attendre le soir
          nous avons notre place.

          ibid p.57

          En silence
          lentement
          dans les pages
          qu'elles ne liront jamais
          nous écrivons
          nous habitons.

          ibid p.59

Dans un précédent recueil, Il y a un fleuve, édité lui aussi par Bruno Doucey en 2012,
Jeanne Benameur écrit que "l'oubli est plus vaste".

          L'homme appelle pendant son sommeil
          Il appelle un lieu comme d'autres appellent leur mère.
          C'est un nom étrange.
          C'est un pays monotone et doux.
          C'est son pays.
          L'homme appelle à voix monotone et douce toutes
          les syllabes réunies en une seule.
          Cela fait un son étrange.
          Le son de son pays.

          Qui peut comprendre celui qui appelle tout bas
          son pays?

          in Il y a un fleuve, éditions Bruno Doucey, 2012, p.20


Nous la retrouvons en quête de traces dans De bronze et de souffle, nos cœurs, recueil paru en 2014, aux éditions Bruno Doucey et illustré de gravures, réalisées pour la circonstance par le sculpteur sur bronze, Rémi Polack.
L'artiste, sculpteur et plasticien, vit à La Rochelle, où l'un de ses bronzes figure en front de mer. Le thème de l'envol et de la chute est au cœur des gravures réalisées par lui pour illustrer ce recueil.

Jeanne Benameur dira de cette alliance poèmes–gravures qu'elle est celle "du poids et de l'envol". Les gravures de Rémi Polack étant à ses yeux "le lieu idéal où des mots, porteurs d'une joie inattendue, venaient tout naturellement s'inscrire" .
 

 

          Dans les traces

          Tu cherches des traces pour border ta vie
          quelque chose qui limite le chemin
          te permette d'avancer
          Toi entre le ciel et la terre
          tu as toujours été appelé
          là
          là-bas
          ici
          et encore sur l'autre berge
          plus loin         où ?

          Entre ciel et terre
          il n'y a pas de lieu inscrit

          Il faut chercher
          encore et encore

          Si tous les lieux se valent
          alors pourquoi choisir

          S'en remettre aux empreintes
          qui encordent et disent une route
          Les seuls vrais liens
          Ceux que les hommes et les femmes qui marchaient
          ont laissé sur la route
          et dans l'air

          Tu cherches

          Trouver
          invisible
          l'empreinte d'une main
          où poser la tienne
          d'un pas
          où mettre le tien
          Tu apprends
          lentement
          la confiance
          dans les traces de ceux
          qui ont
          disparus.

          in De bronze et de souffle, gravures de Rémi Polack, éditions Bruno Doucey, 2014, p.p.63/65

Là où il y a des traces, il y a immanquablement le signe d'un possible passage :

          Le passage

          Il n'y a plus de point où appuyer son regard

          Les mondes se sont ouverts
          à l'exacte mesure
          de ton corps

          C'est le temps du passage

          Le souffle est sans limite
          La joie du sang vif
          a ouvert
          les paumes de tes mains
          effacé
          toute trace ancienne

          C'est l'essor

          Aucun regard ne peut retenir
          Il faut        passer 

          Le corps apprend
          la nudité nouvelle
          de
          l'air

          C'est le temps
          de l'horizon
          vagabond.

          in De bronze et de souffle, nos cœurs, éditions Bruno Doucey 2014 p.71

Forts de notre expérience, nous savons que toute création est une aventure de très longue haleine mais que les voix de poètes jalonnent au quotidien ce chemin. À nous de les entendre et d'en rayonner.

Bibliographie:
  • Il y a un fleuve, éditions Bruno Doucey, 2012
  • De bronze et de souffle, nos cœurs, éditions Bruno Doucey, 2014
  • La géographie absente, éditions Bruno Doucey, 2017
sur internet :





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