Port des Barques

Port des Barques

vendredi 23 juin 2017

Bernadette Engel-Roux le lait de la tendresse




                Des amis sont dans la peine. Et je les sens si proches. C'est, je
         crois, ce ciel tendre et léger, tout de pastels bleus et roses et blancs
         qui pose leur présence ici, tout près, dans l'espace où je suis, assise,
         un livre ouvert sur les genoux, et oublié. C'est la lumière aiguë et
         fraîche qui griffe la neige des sommets, c'est la douceur de l'air,
         peut-être tout ce que l'on voudrait offrir et partager qui doit assurer
         ce transport de présences aimées. Il penche son grand corps vers
         celle qui somnole, il tient ses mains et dans ses lointains elle sent les
         forces qu'il transfuse, elle reconnaît les mains familières et sans
         doute lui dit-il en silence ce ciel tendre et frais, la lumière aiguë,
         la douceur de l'air, la jeunesse de la neige.

         février

         in Ce vase plein de lait, avec des fusains d'Alexandre Hollan, Voix d'encre, 2017

Rédigé telle une élégie,  Ce vase plein de lait, raconte la fin de vie et la perte d'un être aimé. Son titre est tiré du poème de Ronsard, Les amours de Marie, écrit pour une jeune défunte.

             Et maintenant, c'est elle qui lui dit la tendresse de l'aube. Elle noue
             à leurs épaules de longues écharpes roses ou bleues ou blanches,
             comme font les oiseaux. Elle parle étrangement, elle dit des mots de
             neige. "Et néanmoins", l'adverbe des vivants, elle le pose dans la porte
             claire pour qu'il s'y tienne debout. La nuit elle ne peut rien : elle
             consent à jamais qu'il la retienne blottie dans l'ellipse des bras. La nuit
             est aux amants, aux astres et aux errants. Le jour est aux vivants, aux
             arbres et aux horloges impérieuses. Elle y consent puisque vient l'heure
             qu'ils descendent au jardin : il verse un peu de cendre mouillée d'un peu
             de larmes. Ils font des pas dans l'air et des mots de buée que les oiseaux
             traversent. Elle rit et c'est une très jeune femme qu'il soulève sur le seuil
             – si légère, mais si légère – qu'il faut plus de douceur, légère étrangement –
             qu'à la poser devant le feu il tremble étrangement. Il sait le crépuscule,
             les plus douces heures du jour, mais ce crêpe au cou blanc des pigeons
             et ces mille mains sans corps gantées de coton noir à régler quel ballet
             par les villes dévastées, et les chambres. Il voudrait crier mais sur lui
             elle pose deux mains petites et dit : regarde, ils sont tous là. Allume les
             bougies.

             ibid

Deux vers de Philippe Jaccottet, extraits de La Semaison, figurent en exergue au texte qui suit, ils nous introduisent en douceur à l'étape suivante.

                                               Tu es venue, tu repars
                                               Tu as pu rire réunie, tu seras éparse et muette


                 Qu'elle se soit éloignée pour susciter tant de présence est d'une
              étrange et douloureuse douceur. La lumière était entrée avec elle
              comme un grand rire. Ils virent tout autour s'élever les murs de la
              maison. L'air passe à travers les arbres où elle a mis tant d'enfants.
              Lorsqu'il se tient debout, le soir, sur le seuil d'où ils repartent, elle
              retient blottie dans ses bras d'homme la chaleur de ses transparentes
              épaules. Nos morts nous aiment si longuement.

              ibid

Une année sépare le texte qui suit, du premier :

                  L'absence plus longue que les années s'est installée lentement. Parfois,
               il s'en étonne, tant l'espace abandonné retient de tendresse. Parfois il y
               consent et baisse la tête sur ses larmes. L'absence s'est installée entre les
               arbres et les chambres. Elle tend ses fils invisibles et l'on s'y prend. Les
               mains impuissantes voudraient les défaire, les bêtes du chagrin les
               retissent plus prégnants. Il va, hésite à replier ce foulard que celle dont
               il balbutie le prénom a oublié entre les livres. Il regarde la chaise où
               face au feu ils se disent le soir. Il ne sait plus rien. Il s'abandonne.
               Quel est ce jour étrange ?

               18 février 2016

                ibid

Lui, resté seul, retrouve parce qu'il le faut bien le fil de sa propre vie :

                Et s'il lit encore, plein de vain savoir, c'est qu'il faut vivre et qu'ils
                furent parmi les livres. Et qui disait qu'ils se disaient au temps du
                rire : N'ouvre pas ton lit à la tristesse. Et s'il écrit encore, tout
                savoir oublié, c'est qu'il faut vivre, c'était son vœu, la page tremble.
                Le vieux grand homme avec sa peine écrit dans sa solitude habitée
                d'une seule, comme s'il allait encore lui lire ces lignes, ou qu'elle
                les lui inspirât, elle lui répond et ils sourient parmi les feuilles.

La citation en italiques est de St- John-Perse et tirée de Vents, à la page 196. Elle nous rappelle que rien ne balaie un amour vrai et que le gouffre de la tristesse n'a point lieu de s'installer si complicité et harmonie furent pleinement vécus. 
Seules les traces font rêver écrivait René Char... Une solitude habitée tient volontiers lieu de présence avec le temps... et il advient que le ou la toute en-allée rient encore dans les saisons du jardin...

                    Ce foulard long de vingt-huit années s'il s'y enroule et blottit, il
                 est de laine douce et s'il le suit des yeux plus haut que les ramures
                 il est de soie d'enfants invisibles le cerf-volant et s'il le broie entre
                 ses longues mains tremblantes il est d'absence ô cruauté quand il
                 revoit cette oriflamme l'avait jetée sur son épaule la rieuse épousée.
              


Fusain d'Alexandre Hollan


Avec une infinie délicatesse Bernadette Engel-Roux accompagne le deuil d'un autre tandis, qu'au fil des pages, les traits tremblés du crayon d'Alexandre Hollan tentent de fixer la silhouette mouvante et passagère de très grands arbres, qu'anime sans faillir le vent.

Pour en savoir davantage sur l'auteur je vous suggère la lecture d'un article paru antérieurement  sur la Pierre et le sel, rédigé par mes soins :
http://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2013/12/bernadette-engel-roux-lexigence-du-vivre.html


Bibliographie :

  • Ce vase plein de lait, avec des fusains d'Alexandre Hollan, Voix d'encre, 2017




                
         
  
              

              

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