Port des Barques

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vendredi 10 février 2017

Jean Gédéon ou l'art de la dérision


         ON N'EST PAS LÀ POUR RIGOLER


         un grand souffle brûlant venu d'en-haut s'empara des
         esprits chez les têtes couronnées elles convoquèrent
         un concile qui après d'interminables discussions
         plus de cent commissions et tables rondes en vinrent
         à conclure que le rire de l'homme en raison de sa
         particularité dans le monde animal était la source de
         tous les maux dont souffrait le pays elles
         promulguèrent un dogme accompagné d'une
         encyclique et décidèrent d'extirper radicalement le
         mal à sa racine la peur fut érigée en moyen de
         gouvernement et la délation publique et privée
         chargée du maintien de la loi en vigueur une police
         politique efficace et secrète noyauta régions villes
         villages arrondissements et quartiers tous ceux qui
         bruyamment ou non riaient ou même seulement
         faisaient mine de sourire en public ou en privé
         étaient  immédiatement repérés embastillés
         hâtivement jugés avec simulacre et parodie puis
         dans la foulée torturés à mort et brûlés en place
         publique pour l'exemple l'ordre et la discipline
         régnèrent enfin avec sévérité rigueur et sérieux puis
         le pays mourut faute de joie de vivre

                                                               11/98

         in Carnages, p.38

Jean Gédéon est un ami de longue date qui n'a rien perdu de son humour caustique ni de sa nostalgie. Son recueil Carnages, autoédité, se présente comme une suite de proses poétiques, écrites entre 1997 et 2010 et illustrées de quelques unes de ses photos.
L'auteur a par ailleurs publié une bonne vingtaine de plaquettes et nombre de ses poèmes sont parus dans des revues.
Il a fréquenté et soutenu dans le Val de Marne tous les lieux de poésie, comme l'Université pour Tous à Saint Maur des Fossés, Hélices Poésie à Nogent, le Club des Caudaciens à La Queue en Brie, le Café Poésie de Fontenay sous Bois et le Club de Poésie de Champigny sur Marne.
Il reste l'homme discret et affable, doublé d'un humoriste, qu'il a toujours été, et j'ai grand plaisir à le présenter pour la seconde fois sur Le Temps bleu.




        L'EXODE

        on voyait quelquefois fugitivement des gens au pas
        lent des gens opulents marchant serrés les uns contre
        les autres les hommes au regard vide vêtus sans relief
        et sans ostentation et leurs femmes grises et ternes
        têtes courbées et doigts noueux serrant avec passion
        de grands parapluies bleus devant eux l'allée s'ouvrait
        leur livrant le passage et puis se refermait au fur et à
        mesure les absorbant en silence

        On voyait quelquefois fugitivement
        le vol triangulaire des oiseaux migrateurs
        écorcher le silence
        et s'effacer sans bruit dans la nasse du temps

                                                                             10/98
        ibid p.36


         PARLOTTES

         Parler  parler  parler à qui pour dire quoi
         l'indicible l'obscur le non-dit tout ce qui vibre et qui
         est résonance et qui le comprendra ou bien parler
         pour dire de petits riens sans rimes ni raison pour
         s'écouter parler ou pour s'entendre vivre parler par
         peur du vide pour meubler les silences qui hantent la
         maison pour rompre ce silence comme on romprait
         le pain à la table commune ou prendre la parole
         comme on fait d'un larcin au détour du chemin ou
         bien encore parler pour penser qu'on existe qu'on est
         bien là vraiment que ce n'est pas un leurre une
         illusion des sens un mirage de l'esprit un fantasme de
         vie ou bien parler aux murs qui murmurent parfois
         dans la langue des murs des choses inavouables parler
         avec son chien dans la langue des chiens et comme il
         est souvent muré dans le silence se parler à soi-même
         à voix haute pour le simple plaisir d'être quelques
         instants son compagnon fidèle quand on est enfermé
         dans l'âpre solitude des vivants sans amour

                                                                     09/98
         ibid p.32

         CINEMA

         On avait fait tout ce qu'il fallait tout nettoyé la piaule
         les bibelots et les meubles et battu les tapis récuré la
         vaisselle entassée dans l'évier rangé tous les papiers dans
         tous les coins éparpillés et dans le jardin coupé nettoyé
         élagué retourné apporté de quoi manger et boire et
         laissé des billets suffisamment pour voir mais lui il s'en
         moquait bien de tout ce cinéma ce qu'il voulait derrière
         son air pincé et ses larmes latentes c'était juste un tout
         petit peu d'amour mais ça c'était trop demander.

                                                                     06/99

         ibid p.19

         LA LONGUE MARCHE

         Je lui ai demandé pourquoi il avance ainsi sans trêve il
         n'y a pas de réponse à cette question m'a-t-il
         répondu les ordres ont été donnés une fois pour toutes
         et ils ne sauraient être transgressés sans dommage le
         plus difficile a-t-il ajouté c'est qu'il faut marcher sans
         cesse simplement planté sur ses galoches et sans une
         seconde de repos le but à atteindre est incertain
         aléatoire et semé de traquenards de temps en temps
         des montagnes pointues comme des cornes de gazelle
         naissent avec un grand cri il faut alors les apprivoiser
         avec douceur et peu à peu les convaincre de laisser le
         champ libre il y faut une foi solide du doigté et une
         force de conviction peu ordinaire tant elles sont
         susceptibles et convaincues de leur droit intangible à
         régner sur le reste du monde on finit pourtant par
         connaître leurs points faibles et par les amadouer en
         flattant leur vanité qui n'est pas mince mais on s'use
         vite à ce petit jeu et comme il en naît de toutes les
         tailles tout au long du chemin on finit par se
         décourager un beau matin sans plus se préoccuper des
         consignes d'en haut on décide unilatéralement qu'on
         est arrivé et on se jette dans les bras de la dernière
         montagne venue avec un soupir de soulagement enfin
         reposé et enveloppé de cette douceur maternelle qui
         vous libère définitivement des contraintes terrestres

                                                                                07/2007

         ibid p.20

À la lecture de ce dernier texte, on se croirait sur la planète de l'allumeur de réverbères du Petit Prince de Saint Exupéry. La planète tourne de plus en plus vite sans que la consigne ait changé : la consigne c'est la consigne, et le préposé doit désormais allumer et éteindre son réverbère une fois par minute...

La dérision est un art de vivre que pratique depuis toujours et avec le sourire Jean Gédéon. On n'est pas là pour rigoler mais on peut encore vieillir doucement en plaisantant de ses misères.

Ainsi, relisant l'un de ses recueils, édité chez Clapàs en 2001, je proposerai en guise de conclusion cet éloquent poème, qui n'a pas pris une ride :


         AVENTURIERS DE L'ULTIME

         Quand nous serons au point zéro
         des chemins de traverses

         avec le sourire du vainqueur
         et sur l'épaule notre bagage
         de sac et de corde

         il nous faudra pour payer le passage
         entrer dans les hautes herbes
         inciviles

         Celles qu'on ne coupe qu'une fois

         in Sur la touche liminale, éditions Clapàs, 2001, p.40


Bibliographie :
  • Carnages, de Jean Gédéon
  • Sur la touche liminale, éditions Clapàs, 2001
sur internet :

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