Port des Barques

Port des Barques

vendredi 9 septembre 2016

Marina Tsvétaïéva c'est ainsi que la soif est sans fond



         C'EST AINSI QU'ON  ÉCOUTE


                                   1


         C'est ainsi qu'on écoute ( l'embouchure
         écoute la source).
         C'est ainsi qu'on sent la fleur :
         profondément – à en perdre le sens!

         C'est ainsi que dans l'air, qui est bleu,
         la soif est sans fond.
         C'est ainsi que les enfants dans le bleu des draps
         regardent dans la mémoire;

         C'est ainsi que ressent dans le sang
         l'adolescent – jusqu'alors un lotus.
         ... C'est ainsi qu'on aime l'amour :
         on tombe dans le précipice.


                                     2


          Mon ami! ne me reproche pas
          ce regard, affairé et blafard.
          C'est ainsi qu'on engorge une gorgée,
          profondément – à en perdre le sens !

          C'est ainsi qu'en s'accoutumant au tissu
          le tisserand tisse ses dernières trames.
          C'est ainsi que les enfants pleurant leurs pleurs
          chuchotent les chuchotements.

          C'est ainsi qu'on danse... (Dieu
          est grand – tournez donc!)
          C'est ainsi que les enfants criant les cris
          taisent leur silence.

          C'est ainsi que le sang touché par les crocs
          languit sans venins !
          c'est ainsi qu'on gémit d'aimer :
          on tombe dans – tomber.

                                                                3 mai 1923

          in Insomnie et autres poèmes, Après la Russie, Poésie/Gallimard 2011, p.p.137/138

Que nous dit du poète la biographie figurant à la fin de ce recueil ? Je cite :

Marina Tsétaïéva, naît en novembre 1892, à Moscou, fille d'une pianiste et d'un historien d'art, elle apprend le français dès l'âge de sept ans. Par la suite, alors qu'elle est interne dans une école française à Lausanne, sa première rédaction française porte cette appréciation: "trop d'imagination, trop peu de logique". Des débuts prometteurs!
Plus tard, durant ses études dans un collège de Fribourg, elle écrira des vers en allemand....

Elle perd sa mère de tuberculose, à l'âge de14 ans. Deux ans plus tard, elle est à Paris pour voir Sarah Bernard dans L'Aiglon, puis suit des cours de littérature française ancienne à la Sorbonne. Son premier recueil, Album du  soir, paraît un an plus tard, en Russie.
En janvier 1912, elle épouse sur un coup de tête Sergueï Efron, publie un second recueil de poèmes et met au monde sa première fille, en septembre de la même année. La guerre par la suite va la séparer durant presque huit ans de son époux.

Sa vie passionnée, entièrement irriguée par la poésie, qui lui est comme dictée, sera faite de quelques voyages et d'échanges avec Rilke, Pasternak, Maïakovski et Anna Teskova, sa confidente. Elle s'achèvera dans le drame et le plus grand dénuement.

En 1925, la famille Efron s'installe à Paris, dans le XIXème arrondissement, puis à Meudon en 1928. Son recueil, Après la Russie, d'où sont extraits le poème ci-dessus et les deux suivants, sort à Paris, la même année. Mais cette fois, il s'agit d'un exil et leur situation ne va qu'empirer avec le temps; ils déménageront par la suite à Clamart puis à Vanves.

En mars 1937, sa fille Alia rejoint l'URSS. En octobre, son mari qui travaille pour les services secrets soviétiques regagne clandestinement Moscou. Restée seule à Paris avec son fils, Mour, elle vit dans une chambre d'hôtel, au 32 boulevard Pasteur.
Elle s'embarque au Havre, le 12 juin 1939, pour rejoindre la Russie avec son fils.

La famille réunie passe l'été à Bolchëvo, où le NKVD loge les agents revenus de l'étranger.
Sa fille Alia est arrêtée le 27 août de la même année et passera 16 ans au bagne et en exil avant d'être réhabilitée en 1955, après la mort de Staline.
Jusqu'à sa mort, elle fera tout pour faire connaître l'œuvre de sa mère.

Le 10 octobre 39, le mari de Marina Tsvétaïéva est arrêté, il sera exécuté en octobre 1941.
Évacuée avec son fils à Elabouga, en Tatarie,  elle se pend le 31 août 1941 à 49 ans. Son fils Mour, engagé volontaire, en octobre de la même année, mourra au front en juillet 1944.


         SE FAUFILER

         Mais la plus belle victoire
         sur le temps et la pesanteur –
         c'est peut-être de passer
         sans laisser de trace,
         de passer sans laisser d'ombre

         Sur les murs...
                                Peut-être, subir
         un refus? Être rayée des miroirs?
         Ainsi : Lermontov dans le Caucase
         s'est faufilé sans alarmer les rochers.

         Mais, peut-être, le meilleur amusement
         du Doigt de Sébastien Bach
         est-il de ne pas toucher de l'orgue l'écho?
         Se disloquer, sans laisser de cendres

         dans l'urne...
                             Peut-être – subir
         une tromperie? S'exclure des vastitudes?
         Ainsi : se faufiler à travers
         le temps, comme l'océan, sans alarmer les eaux...

                                                                    14 mai 1923

         ibid p.p.141/142


         Le poète


                                 1

          Il commence de loin son discours, le poète
          Il l'emmène loin, son discours, le poète.

                      Planètes, marques, chemins détournés,
                      Ravins de paraboles... Entre oui et non.
                      Et même jeté du haut d'un clocher,
                      Il fera un détour... Car sa voie de poète

          Est celle des comètes. Rompus les liens
          D'effets, de causes – telles sont ses mailles.
          Le front dressé – aucun espoir ! Les éclipses
          Des poètes ne sont pas dans les calendriers.

                       Il est celui qui brouille les cartes,
                       Mélange les poids, mêle les chiffres,
                       Il interroge le maître, lui – le disciple,
                       Et il bat Kant à plates coutures,

           Dans le cercueil de la Bastille
           Il s'épanouit : toute la splendeur
           D'un arbre en fleurs... Il est celui
           Dont on a tous perdu la trace,
           Le train toujours manqué
                                                    – Car sa voie de poète –

           Est celle des comètes : pour chauffer
           Il consume, pour pousser – il déchire !
           Explosion, effraction – la route
           Une courbe échevelée...
                                               mais pas dans les calendriers !

                                                                         8 avril 1923


                                 2
 
            Il y a au monde des hommes en trop,
            Des superflus, pas dans la norme.
            (Sortis des dictionnaires et répertoires,
            Ils ont une fosse pour demeure.)

                        Il y a au monde des gens creux, muets,
                        On les rejette comme du fumier
                        Ils sont un clou dans la chaussure,
                        Ils éclaboussent vos pans de soie !

             Il y a au monde des menteurs :
             (Ou invisibles, marqués de lèpre)
             Ils sont, au monde, semblables à Job
             Envieux de son destin s'ils pouvaient...

                         Nous les poètes, nous rimons
                         Avec paria, mais sortis de nos berges
                         Nous disputons leurs dieux aux déesses
                         Et aux dieux des vierges-princesses !

                                                                    22 avril 1923

                                  3

              Que peuvent faire le bâtard et l'aveugle
              Dans un monde où chacun
              A son père et des yeux ? Où passions
              Et jurons traînent sur tous les remblais,
              Où les larmes s'appellent rhumes de cerveau ?

                          Qu'ai-je à faire moi, chanteuse de métier,
                          Sur un fil, glace, soleil, Sibérie !
                          Obsessions, danses et chants sur les ponts
                          Moi légère, dans ce monde
                                                           de poids et de comptes?

               Qu'ai-je à faire moi – chanteur et premier-né,
               Dans ce monde où l'on met les rêves en conserves,
               Où le noir est gris... Un monde de mesure
                        Avec mon être – tout de démesure !

                                                                    22 avril 1923

                ibid p.p.133/134/35/36

Ce plaidoyer pour la haute identité du poète en dit long sur son désespoir. Comme Mandelstam et Akhmatova,  elle est incomprise de ses contemporains, adeptes d'un " monde où l'on met les rêves en conserves". Elle reviendra sur le sujet, en 1934, avec cet autre  poème :

               Pas de souci pour le poète,    
               Le siècle
               Va-t'en, bruit ! Ouste, va au diable, – tonnerre !
               De ce siècle, moi, je n'ai cure,
               Ni d'un temps qui n'est pas le mien.

                        Sans souci pour les ancêtres,
                        Le siècle !
                        Ouste, allez, descendants – des troupeaux.
                        Siècle honni, mon malheur, mon poison
                        Siècle – diable, siècle ennemi, mon enfer.

                                                                      1934

               ibid Poèmes des années 1930-1940, p.200

Dés lors son avenir est scellé. Parmi les onze poèmes écrits à son retour en URSS, celui-ci sonne comme un point final :

                Il est temps
                D'ôter l'ambre
                De changer les mots
                Et d'éteindre la lampe,
                Au-dessus de ma porte

                                                                    Février 1941

On ne peut s'empêcher de penser à l'ambre du collier de Paula Modersohn- Becker, sa benjamine et comme elle amie de Rilke, qui connut un destin tragique.

"Chaque chose que je fais, je le fais avec passion" disait Marina Tsvetaieva, imprégnons-nous de cette voix. "Les raisons de se passionner n'ont aucune raison de disparaître" affirme Zéno Bianu dans sa préface à ce recueil.

Remontons pour conclure à la source de  son inspiration qu'est la nuit : "à l'heure où le sommeil est juste, quasiment sacré, certains ne dorment pas. Ils scrutent..."

                  LA NUIT

                 Heure des sources dénudées,
                 heure où l'on regarde les âmes – comme dans les yeux.
                 Ce sont les écluses béantes du sang !
                 Ce sont les écluses béantes de la nuit !
        
                 Le sang a jailli, à l'instar de la nuit,
                 le sang a jailli, à l'instar du sang,
                 la nuit a jailli ! (Heure des sources auditives :
                 quand le monde entre dans nos oreilles, comme dans les yeux !)

                 Rideau tiré sur le visible !
                 Accalmie perceptible du temps !
                 Heure où, disloquant l'oreille, comme la paupière,
                 nous ne pesons plus, ne respirons plus : nous entendons.

                 Le monde s'est retourné, tel le pavillon
                 entier de l'oreille : absorbant les sons
                 avec le pavillon – avec l'âme entière !...
                 (Heure où l'on se blottit dans les âmes, comme dans les bras !)

                                                                             12 mai 1923
                ibid Après la Russie, p.p. 139/140


Bibliographie:
  • Insomnie et autres poèmes, Édition de Zéno Bianu, Poésie/ Gallimard 2011
sur internet :
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