Port des Barques

Port des Barques

vendredi 11 mars 2016

Une nouvelle revue annuelle de poésie: Apulée

Le 10 février 2016 eut lieu, à La Maison de la Poésie à Paris, la présentation de la nouvelle revue annuelle de littérature et de réflexion, Apulée, en présence de son comité de rédaction, de poètes, d'artistes et d'un public nombreux.
Hubert Haddad, son rédacteur en chef, la décrit comme le fruit d'une démarche inventive et aventureuse, visant à faire découvrir ou redécouvrir des voix du pourtour méditerranéen et même de l'Afrique noire. Une manière audacieuse de décentrer la création et de modifier notre écoute et notre vision.

Son titre Apulée, suggéré par Abdellatif Laâbi, mérite quelques explications pour la richesse de sa symbolique.
Apulée est un romain d'origine berbère, né à Madaure, vers 123 en Numidie, ( l'Algérie actuelle),   alors colonie romaine. Il apprend la rhétorique à Carthage, étudie la philosophie à Athènes, séjourne à Rome avant de s'établir à Carthage comme avocat et "conférencier itinérant", ce qui semble déjà un bel exemple de brassage culturel.
Il rédige en latin un roman Métamorphoses, plus connu des lettrés sous le nom de L'âne d'or, et écrit également quelques poèmes.
Ayant épousé, en Lybie, une riche veuve de trente ans son aînée, il se voit accusé d'avoir usé de magie pour la séduire et risque la mort.
Parmi les arguments à charge figure le fait d'être un barbare par ses origines, ce à quoi il rétorque qu'il est "100% berbère et pas moins romain." Il ajoute: "J'ai choisi ma culture et ses valeurs."
Sa propre plaidoirie, lors du procès, lui vaut d'être acquitté. Il la rédigera par la suite en latin sous le titre de Apologie ou Discours sur la magie. Il meurt autour des années 170.

Introduisant ce premier numéro de la revue, Hubert Haddad écrit:

"L'objectif, ou plutôt l'intention, serait de réveiller le désir par la découverte, la redécouverte ininterrompue, la surprise assumée, l'approche réflexive, avec en tête la belle injonction d'André Breton: Par un mot tout est sauvé. Par un mot tout est perdu."
(...) "Notre désir et nos choix génèrent le monde. (...) Il n'existe de communauté que par la culture et l'esprit. Toute restriction d'altérité est réduction de l'humain, car nulle assise matérielle ne vient fonder la singularité ethnique, nationale ou religieuse."

Revue de littérature et de réflexion, apulée alterne articles de fond, poésie, photos. Son projet multiculturel, son désir fervent d'altérité, nous valent des créations aussi riches que diverses.
Ce premier numéro de la revue, éditée chez Zulma, comporte 399 pages, chaque poème y figure dans sa langue originelle et avec sa traduction en français. Je n'en citerai qu'un bref échantillon dans le domaine poésie.

Pour commencer, un poème de Salah Al Hamdani, né en Irak à Bagdad en 1951, exilé en France depuis plus de trente ans. Poème traduit de l'arabe par l'auteur et Isabelle Lagny.

          Gréement de la mémoire

          Ne passe pas par ici
          et ferme la fenêtre de ce matin trop froid
          Les canailles ont détruit la fiole du mystère
          les choses ont vieilli
          et la sécheresse a escaladé ma gorge
          Entre les rides de ton exil et le pardon aux assassins d'hier
          comment converses-tu avec la douleur?

          À la fin de la guerre
          les exilés ne sont pas rentrés
          Leur ciel s'est perdu dans les recoins du passé
          et les jours, comme des sauterelles
          ont été sacrifiés aux cendres

          Sur l'eau, sur les cartes de vœux
          sur le quai des saisons
          nulle trace de leurs membres rescapés
          nulle empreinte de leurs nuages compagnons

          Il n'y avait plus que le vide qui soufflait
          avec les gémissements des disparus
          et au-dessus
          la lune de ma mère
          qui s'évanouissait dans la solitude...
          Regarde, Père
          la lune de ma mère est morte!

          in apulée, 1 Galaxies identitaires, 2016, éditions Zulma, p.258

Là, un poème de Anna Christina Serra, née en 1960 en Sardaigne. Poème traduit de l'italien par François-Michel Durazzo.

          Un grain de sable

          Te chercher, c'est
          connaître un à un
          chaque grain de sable
          et demander au plus petit
          qui soit d'endiguer seul
          ces vagues gigantesques
          qui connaissent le sel le plus profond
          des profondeurs de la mer
          qui remonte jusqu'au cœur.

          Là, penser à toi
          est une blessure toujours ouverte
          et c'est un temps à jamais incertain
          où refluent
          vagues et pensée.

          Reste le sable, saturé de sel,
          qui entrave mes pas
          fermes dans l'attente d'une rive
          qui ne connaisse ni mers ni drapeaux.

          Ils se prétendent maîtres des couleurs
          mais ne sont que des faux acérées.

          ibid p.114
 
Ailleurs, une présentation de photographies de l'italien Francesco Gattoni, né à Rome en 1956 et vivant en France, accompagnées de poèmes de Julien Delmaire, performeur et romancier français, né en 1977.

Sara


          Sara

           Losange n'est pas un mot pour tes lèvres, femme descendue des
           armatures, frissons de voilure que l'iode vient émouvoir. M'entraînent tes
           lagunes aux retrouvailles des oiseaux. D'immenses fresques d'eau
           prolongent tes hanches, solides et souples comme la vague, comme la
           vague, limpides et secrètes. Femme d'interlude, d'extérieur jour, tu peux
           te réjouir des astres démâtés, accompagner le corail dans son
           linceul de mousse, la mort n'a pas droit à la parole quand tu t'offres
           corps et âme. Nourrice des profondeurs, te sont dévoués la conque
           d'ambre, le trident, les laminaires, jusqu'à la détrempe des brumes au
           lointain. Tu as reçu en partage l'autre ciel, qu'on appelle la mer, césure de
           tes marées, villégiature des algues. Tu te déportes, de jonques en
           caravelles, silhouette vagabonde, écume d'une blancheur inaugurale.

           ibid incantato p.67

Ici, un poème de Titos Patrikios, né à Athènes en 1928. Poème traduit du grec par Marie-Laure Coulmin Koutsaftis

           Bruit de pas sur l'asphalte

           Quand je suis revenu en ville
           après des années dans des îles désertes
           j'ai trouvé l'amour plus facile,
           la bonne entente plus difficile,
           les mains qui me saluaient, affamées.
           Beaucoup vivaient de naufrages.
           Ils allumaient dans les coins des feux trompeurs
           en guettant celui qui coulerait dans l'asphalte.
           Et il fallait que je résiste à mes propres jambes
           pour ne pas qu'elles ne prennent un pas de fauve pourchassé.

           ibid p.180

Là, un poème de Graça Pires, née en 1946, à Figueira da Foz, Portugal. Poème traduit du portugais par François-Michel Durazzo

            Ils viennent parfois de très loin :
            d'épuisants voyages,
            de morts prématurées,
            d'excessives solitudes.
            Mais ils viennent.
            Et ils dessinent la pureté initiale des sources.
            La lame du silence.
            Le désordre de la nuit.
            Et la lumière exténuée du regard.
            Si complices, les mots.

            ibid p.325


Et pour finir, un poème de Omar Youssef Souleimane, poète syrien, né en 1987 et exilé en France, que j'ai eu le plaisir de présenter sur Le Temps Bleu, le 28 mars 2015.
Poème traduit de l'arabe ( Syrie) par Salah Al Hamdani et Isabelle Lagny.

            Taverne du fou

             Quand tu te rends au café des fous
             Ô exilé heureux
             tu échanges des rires avec un pirate aveugle
             de tes lèvres dégouline la pluie de ton village

             ta voix trinque avec celle des étrangers
             et comme si tu n'entendais pas là-bas ta grand-mère
             égrener son chapelet dans la dorure de l'été
             c'est ta gorge qui saigne

             Toi qui observes depuis le balcon de la langue
              les contes de leurs héros
              tu vois des miroirs d'illusions qui scintillent
              et ta vie est une étoile dans le matin

              ibid p.48

Derrière chaque écriture se profilent une pensée, une écriture, des images, une religion, un passé que relie entre elles l'unique fil d'un rivage méditerranéen. Que ce fil tenu soit l'occasion d'un partage respectueux de nos richesses respectives et de nos différences, en ces temps troublés!  Souhaitons longue vie à la revue apulée et à son équipe motivée.

sur internet:

         


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