Port des Barques

Port des Barques

vendredi 16 octobre 2015

Rosa Ausländer: "dialogue avec la braise"

          Pas octobre pas novembre

         Tu dis automne
          et tu veux dire le vent qui aiguise
          son couteau sur ton front
          tu veux dire les feuilles rouille qui roulent
          en avant de ton pas
          tu veux dire les aiguilles du givre qui piquent
          l'air l'arbre la peau

          Automne son âpre
          goût brun
          Les amis au front
          deviennent amers et bruns
          brunis par autre chose que le soleil

          La terre rouille et roule
          de la lune
          jusqu'au fond du ravin où
          l'histoire échafaude forteresses
          prisons et chausse-trappes

          Tu dis automne
           mais moi je te dis
           pas octobre pas novembre
           À toi d'inventer un nouveau calendrier
           un autre alphabet
           une langue qui saura arrêter
           car le temps chute
           chute dans l'imprévisible
           et nous chutons avec lui

           in Été aveugle, éditions Æncrages &Co 2010.

Je m'apprêtais à mettre juste un poème de l'auteur, dont je suis une fidèle lectrice, en pensant à l'automne qui s'avance et aux premiers matins frisquets et à l'incertitude d'un avenir, qui pour beaucoup se profile guerrier.
Mais comment citer Rose Ausländer sans en dire davantage, car ce poème parle à mots couverts d'une tout autre réalité, celle de la seconde guerre mondiale?

Elle naît en 1901, à Czernowitz, en Bucovine, dans une famille juive de langue allemande. La région fait partie de l'empire austro-hongrois. Slaves, latins et juifs qui représentent à eux seuls plus d'un tiers de la population, y cohabitent en parfaite entente.
Ces différentes cultures, unies par la même langue, l'allemand, s'interpénètrent. Beaucoup de poètes, d'artistes, de penseurs émergent de ce milieu linguistique et font de leur ville une cité d'enthousiastes et de partisans engagés.

Rose Ausländer entame pour sa part des études de philosophie et de littérature, auxquelles la mort de son père met brutalement un terme, en 1920.
Elle choisit alors d'émigrer aux Etats-Unis avec celui qui deviendra son premier mari, Ignaz Ausländer. Étrangement, ce nom, qu'elle conservera jusqu'au bout, signifie en allemand: étranger.

La deuxième guerre mondiale la surprend dans sa région natale, où elle est revenue soigner sa mère. La Roumanie, ralliée à l'Allemagne envahit la Bucovine, en octobre 1940.
En l'espace d'une journée, une partie de Czernowitz est déclarée ghetto par la municipalité roumaine. On parque 50.000 juifs dans un quartier où vivaient 5.000 personnes. Pogroms, persécutions, déportations suivent ainsi que des condamnations aux travaux forcés.
Rose Ausländer est privée de son permis de travail, elle et sa mère parviennent à se cacher dans des caves successives du ghetto jusqu'à l'arrivée des troupes soviétiques. Les juifs survivants quittent la ville, transformée en ville fantôme.
"Une cité engloutie. Un monde englouti". Écrire c'était vivre, survivre" dira le poète de ces années d'occupation.

Durant les dix ans à venir, elle séjournera aux Etats-Unis et n'écrira plus qu'en anglais.


           Apatride

            Munie d'une valise en soie
            je parcours le monde
            Un pays austère
            l'autre formidable
            Le choix m'est difficile

            je reste sans patrie

            in Je compte les étoiles de mes mots, éditions Héros-Limite 2011, p.19



            Pays maternel

            Ma patrie est morte
            ils l'ont réduite
            en cendres
            Je vis
            dans mon pays maternel
            la langue.

            in Mutterland, édité par Helmut Braun, Fischer Taschenbuch Verlag, 1994

        

Son premier recueil, L'Arc-en-ciel, avait paru en 1939, le second, Été aveugle, paraît en 1965. Elle a soixante quatre ans.
Cette même année, elle se décide à retourner en RDA, et bénéficie d'une rente d'indemnisation en tant que victime du régime nazi, qui lui permettra de voyager et parcourir l'Europe.
Elle prend une chambre, en 1971, dans la maison de retraite juive Nelly Sachs-Haus, de Düsseldorf, où elle finira sa vie. Alitée durant ses dix dernières années, elle continuera à écrire jusqu'à sa mort, en 1988.

            En ces années-là

            En ces années-là
            le temps gela:
            de la glace à perte d'âme

            Des toits
            pendaient des poignards
            La ville était
            de verre gelé
            Des hommes traînaient
            des sacs pleins de neige
            sur des bûchers couverts de givre

            Une fois un chant tomba
            en flocons d'or
            sur la neige:
                  "Connais-tu le pays
                   où fleurissent les citronniers?"
            Un pays où fleurissent les citronniers?
            Où fleurit ce pays?
            Les bonshommes de neige
            ne le savaient pas

            La glace foisonna
            et plongea
            des racines blanches
            dans la moelle de nos années

            in  Été aveugle éditions Æncrages & Co, traduit et présenté par Dominique Venard 2010

Rosa Ausländer posera toujours sur le monde un regard aussi lucide que poétique. Dix-huit années séparent  la publication d'Été aveugle (1965) de celle de Seule la mort respire aussi (1983). Ces deux recueils sont selon moi les plus puissants de son œuvre traduite en français.

identité


            Des hommes m'ont
            privée de moi

            Ce qu'ils ignorent
            je suis arbre aussi
            et oiseau étoile

           et l'architecte
           bâtisseur de contes

           qu'ils ne voient pas
           bien qu'ils
           atteignent le ciel

           in Seule la mort respire aussi sûrement, traduction Hugo Hengl, éditions Harpo & 2013


         
paume
 
 
           J'écris
           sur ma paume
           des lignes de lumière
           et d'ombre
 
           Ligne d'amour ligne de vie
           une croix
           des traits
           entre-
           croisés
 
           La lettre A
           sans l'achever
 
           ibid Seule la mort respire aussi sûrement
 
 
En 1985, paraissent en allemand les tomes I et II de son œuvre intégrale, avec Je compte les étoiles de
mes mots. Six autres tomes suivront d'ici 1990.

Le poème suivant , extrait de Je compte les étoiles de mes mots, résume à lui seul le combat discret de toute une vie et la place plénière accordée à la poésie:

            Je me consacre
            au feu de ces jours

            Il me donne
            toute sa flamboyance

                       *

            Ich widme mich
            dem Feuer dieser Tage

            Es gibt mir
            seinen lauten Glanz

            in Je compte les étoiles de mes mots éditions Héros-Limite, 2011, p.65


Bibliographie

  1. Été aveugle, éditions Æncrages & Co 2010
  2. Je compte les étoiles de mes mots, éditions Héros-Limite 2011
  3. Seule la mort respire aussi sûrement, éditions Harpo & 2013
  4. Écrire c'était vivre, survivre, Chronique du ghetto de Czernovitz et de la déportation en Transnistrie 1941-1944, éditions fario, 2012

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