Port des Barques

Port des Barques

jeudi 9 juillet 2015

Ana Blandina, pour une canicule (dernier épisode)

    Quand je me relevai, l'obscurité s'était faite compacte, on ne voyait plus la mer. On n'entendait plus que le clapotis sensuel, la respiration passionnée, presque excitante, presque effrayante, tout près. À seulement quelques mètres, sur le rivage, les ténèbres étaient interrompues par un tache blanche, allongée, par une sorte d'île couleur de cendres qui oscillait légèrement. Quelles nouvelles et aberrantes surprises m'étaient encore réservées? Quels prodiges non désirés se préparaient encore contre moi? J'avais du mal à distinguer quelque chose, même une fois parvenue tout près de la créature mystérieuse. Parce que c'était un être, un corps allongé et légèrement luisant, qui devait étinceler de façon aveuglante à la lumière, s'il était capable, dans les ténèbres qui l'entouraient, de conserver cette lueur d'opale hallucinante. Un être, certainement, une présence, même si je ne savais pas à quelle espèce il appartenait, quelque chose de souffrant et de désespéré qui, loin de m'inspirer de la crainte, m'attirait, me faisait ressentir une étrange affinité. Je sentais tout à coup que, pour moi, une grande découverte était liée à la connaissance de cette créature, que brusquement je dépendais de cette silhouette encore impénétrable, de ce destin encore inconnu. La lune apparut alors, sans que l'on s'y attende, avec des mouvements pressés, comme si elle avait pris du retard, illuminant tout soudain, embrassant tout d'un seul regard de son grand œil ouvert sur le monde. C'était un petit dauphin, mort, étendu  sur la plage avec une grâce infinie, la peau blanche comme de la fumée, la chair rose cendre délicatement détachée pour montrer soigneusement les organes bien ordonnés comme dans un moulage. Il était écartelé sur toute la longueur de son corps immaculé, mort depuis peu sans doute, car ses cellules conservaient l'apparence purificatrice de la douleur. Presque ineffable, sans odeur, à peine bercé par la mer qui le touchait à intervalles réguliers et ne se décidait pas à l'emporter. Je me tenais à coté de lui, et je le regardais, en proie à une prostration apaisante et qui m'illuminait. Il était beau, plus beau que la vie ne pourra l'être à tout jamais, et irradiait avec douceur ce mélange ambigu de fascination et de répulsion que donne la mort. Il était là, sur cette plage déserte, sur la frontière stricte entre l'eau et la terre sèche, se balançant en hésitant entre deux univers qui lui étaient désormais aussi étrangers l'un que l'autre; il était beau dans la mort, son dos blanc tourné vers les vagues qui l'avaient chassé, il portait à la terre inconnue, en une suprême offrande, ses entrailles déchirées. Quels cataclysmes marins avaient pu déterminer cette créature de la mer à leur préférer les secrets terrifiants de la terre? Je ne le saurais jamais, de même que je ne saurais jamais si la mer où j'allais devoir le remplacer, si la terre dans les profondeurs de laquelle il prendrait ma place, seraient aussi impitoyables envers les étranges hôtes que nous étions. La lune s'était élevée et, bienveillante, dessinait un chemin étincelant entre elle et moi: je comprenais, enfin. L'instant était plein d'une solennité limpide, presque musicale. L'échange d'otages se fit simplement, sans un mot, sans une larme. À la place du dauphin expulsé pour qui sait qu'elle mystérieuse révolte, la mer acceptait de m'accueillir. Je ne m'opposais pas. J'avançai sur la voie tracée dans l'eau et, ainsi que je le supposais, elle ne me laissa pas sombrer, elle se fit dense sous mes pas. Était-ce une preuve d'amour ou un nouveau et terrifiant prodige? Je ne me posais pas la question. C'était tout à la fois injustifié et réconfortant, mais j'avais confiance dans la logique incompréhensible et pourtant infinie à laquelle je m'abandonnais: je sentais en même temps chaque cellule de mon corps allégé et chaque atome de mon âme invisible s'apaiser, devenir dociles et dépourvus d'orgueil, somnolents, prêts à s'abandonner à la volonté d'une puissance impénétrable. Après tout ce temps, je ne ressentais plus aucune douleur et, pour la première fois, je ne m'étonnais plus. J'avançais lentement , sans me presser, sans émotions. Il me semblait que je marchais sur un miroir lisse et doux au toucher. Je ne pensais pas aux abîmes mystérieux, merveilleux et peut-être effrayants qui me permettaient si docilement de les fouler, de les traverser. Je ne me demandais pas de quelles représentations fantastiques je devais être le témoin. Je me sentais bien, je me sentais chez moi. Je sentais mes lèvres esquisser involontairement un sourire neuf, inconnu. Je marchais sur le sentier dessiné par la lune sur l'eau, et la pellicule huileuse de la lumière à la surface enduisait la plante craquelée de mes pieds qui, à chaque pas, faisaient entendre un clapotis léger et enfantin. Faites que je ne me réveille pas, priais-je, encore un peu, faites que je ne me réveille pas.
     Tandis que j'avançais, la lune devenait de plus en plus grande, incroyablement grande. Une porte. J'aurais voulu courir, mais mes gestes étaient lents, vagues et chaque seconde était un long bonheur. Faites que je ne me réveille pas, priais-je, encore un peu, implorais-je en souriant, faites que je ne me réveille pas... Et je m'entendis le dire encore longtemps alors que je savais que je ne le craignais plus...

in Les Saisons, L'été, –La ville qui fond, nouvelle d'Ana Blandiana, traduite du roumain par Muriel Jollis-Dimitriu, parue aux éditions Le Visage Vert en 2013, pages 115, 116, 117, 118.

Ainsi s'achève ce récit fantastique, ne manquez pas de découvrir par vous-mêmes les trois autres nouvelles de ce livre, L'hiver, Le Printemps et L'automne, qui sont de la même veine.
L'auteur dit à propos du fantastique: "Le fantastique n'est pas à l'opposé du réel, il n'en est qu'une représentation plus chargée de sens.

sur internet:
  •  sur La Pierre et le sel, en juin 2013, un article de Jacques Décréau à propos de la poésie d'Ana  Blandiana.

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