Port des Barques

Port des Barques

vendredi 3 juillet 2015

Ana Blandiana, pour une canicule (5)

Au fur et à mesure qu'elle augmentait, la chaleur faisait fermenter sans pitié la chair brûlante des coquillages, et les sécrétions liquéfiées des escargots, et la substance visqueuse des algues, noircie par la macération. Une puanteur coupable et agressive s'élevait sous le soleil triomphant, et lui, sadique, semblait orchestrer cette pourriture et illuminait les flaques formées par la gélatine des méduses et le sable souillé des écailles de poissons morts. Une puanteur victorieuse, triomphante, qui me parut tout d'abord s'élever de ce rivage à la sauvagerie minable et ambiguë, mais il me suffit d'essayer de m'éloigner de l'épicentre supposé de cette pestilence pour comprendre que l'odeur venait d'en haut, tout comme la chaleur de plus en plus insupportable, et que le soleil métallique, lançant sur le monde des flots de laves transparents, annonçait son déluge meurtrier par cette appropriation repoussante de l'air, par l'infestation de l'atmosphère. Je n'aurais pas dû me réveiller, je n'aurais pas dû chercher à retrouver cette acuité de mes sens révoltés. Je me hâtais de rentrer en moi-même, dans ma somnolente inexistence, mais j'avançais péniblement, arrachant avec effort mes semelles au sable devenu collant, visqueux, absorbant. Il me fallut un certain temps, il fallut que je prisse conscience que ma respiration commençait à devenir haletante, que mes forces m'abandonnaient pour que tout me parût, finalement, étrange et anormal. Certes, c'était la chaleur torride qui m'épuisait et m'enveloppait à chaque nouveau mouvement d'une membrane bouillante et trempée de sueur, mais il n'y avait pas que moi, le sable aussi semblait être en sueur, moisi et visqueux là où la mer ne pouvait l'atteindre. Jetant un coup d'œil en arrière, je vis la plage que je venais de quitter à travers l'air rendu vitreux par la chaleur; un magma étrange, les algues, les méduses, les coquillages et les détritus s'étaient fondus en une seule et unique pâte bizarrement colorée, qui brillait doucement et était animée de façon à peine perceptible d'une sorte de pulsation secrète, comme une respiration. Je ne comprenais pas ce qui s'était passé, ce qui était en train de se passer. J'essayais de me dépêcher et j'avançais le plus vite possible, arrachant chacun de mes pas à la morsure molle du sol, comme une ventouse brûlante. Mes semelles étaient imprégnées de cette substance inconnue, visqueuse, une substance qui semblait cacher la surface du sol d'une couche de plus en plus épaisse. Quand je fus près des maisons, je vis que leurs façades étaient humides, scintillant vaguement en couleurs au soleil, que les feuilles des arbres aussi avaient l'air d'être huilées, brillantes et collantes. Tout le paysage avait un éclat immédiat, dangereux, glissant. L'herbe semblait avoir été arrosée récemment, mais si fine, anormalement fine, une masse verte dans laquelle on ne distinguait plus les brins les uns des autres et sur laquelle, en marchant, je laissais des traces claires qui se résorbaient doucement, comme dans une pâte. En montant dans ma chambre, je sentis mes pieds s'enfoncer légèrement, imperceptiblement, dans le ciment, c'était presque agréable, et ils y laissaient des empreintes vertes, les traces de la pellicule verte et collante de l'herbe. Tout cela était trop inédit, trop impensable pour que je puisse ne serait-ce que prendre peur. Je suis entrée dans ma chambre, contente d'être revenue et de la retrouver inchangée, et je me suis étendue sur le lit, libérée de moi-même, et capable de m'élancer vers le sommeil.
    Mais ce n'était qu'une impression. Il me manquait cette sorte de douce indifférence transparente, j'étais trop emplie de visions et de sensations, d'idées et de pressentiments. Cette matière collante inexplicable, venue de Dieu sait où, était en train de sécher sur mes jambes et elle m'empêchait d'oublier les moments que je venais de vivre. Je n'étais pas prête pour le sommeil, c'est en vain que je m'étais imaginé que la voie qui y mène était libre à tout instant pour moi, c'est en vain que j'avais cru que, quoi que je fasse, j'étais au nombre de ceux qui sont doués pour le sommeil. Je l'avais quitté au petit matin pour rejoindre la vie, je ne pouvais le retrouver comme si rien ne s'était passé. J'avais osé me révolter contre lui, regretter le plus miraculeux des dons, souhaiter m'avilir et vieillir en échange d'une présence inconnue et éphémère. Voilà, j'étais présente. Les instants passaient au travers de mon être, je les sentais se déposer dans mes cellules, sur ma peau, mes cheveux. Le sommeil était devenu un rivage lointain, comme un paradis incompris, presque oublié. Je m'étais bannie volontairement, de moi-même j'avais abandonné le seul refuge qui me protégeait de l'univers incompréhensible et séduisant. Je sentais le soleil pénétrer dangereusement  au travers du toit surchauffé. Je connaissais un autre univers tout aussi apaisant, dans lequel je pourrais également disparaître en étant certaine d'en revenir.

(à suivre)

in Les Saisons, L'été, – La ville qui fond, nouvelles traduites du roumain par Muriel Jollis-Dimitriu, éditions Le Visage Vert, 2013, pages 101, 102,103, 104.

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